Depuis cinq ans, elle exalte et exulte sur YouTube. Aujourd’hui, elle revient en librairies avec « Très Intime » : vingt femmes y confessent leurs amours, leurs fantasmes, leurs obsessions, causent cru et causent cul. Car si Solange te parle, elle sait aussi écouter. La preuve.
Rouge et rose. Une paire de lèvres pulpeuses où s’esquisse une vulve. Tel un dessin cochon ou un métaphore de David Cronenberg. Le tout sur fond vert, la couleur du jardin secret. C’est ainsi que se présente à nous Très Intime, deuxième opus de la vidéaste franco-canadienne Solange te parle. Un entrelacs de dialogues en compagnie de vingt femmes, de 18 à 46 ans, effectués deux années durant, de 2014 à 2016. Loin du cadavre exquis sexy, la prose y est à la fois insouciante et grave. A nu.
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« Super bouffeuse de queues »
« C’est important qu’on dise vagin, clitoris, vulve« . Thérèse, mère de famille de quarante-six ans, est l’une de ces vingt femmes. Ce n’est pas son interlocutrice Solange qui la contredira : « c’est important de dire les mots, et surtout, les bons mots » nous explique-t-elle. On s’en doute, au fil des quasi trois-cent pages qui composent Très Intime, le plaisir est moins celui des corps (imagé) que du récit – oral, forcément. L’idée ? Adapter l’émission radio Solange pénètre ta vie intime, passée relativement inaperçue sur Le Mouv’. Pour la jeune artiste, il fallait s’effacer. Se poser sur un canapé ou sur un lit durant trois heures, micro à proximité, et s’exercer la langue autour du clitoris, de l’échangisme, du sadomasochisme, des zones érogènes. « Éjaculateur menteur », « trou béant » et « fente pas lisse » en mots-clés. Une médiation que Solange décrit en « podcast consommable« . Elle préfère vouer sa voix caressante à l’objet-livre, cette sorte de sexe qui se balade d’un corps à l’autre :
« Je pense souvent à la vie d’un livre. Qui le possède ? Où est ce qu’il finit ? Qui va le récupérer ? Dans quelle bibliothèque il va traîner ? Un livre, c’est anonyme, c’est l’universalité. Le papier permet un temps de digestion et un temps de partage. Dans Très Intime, on parle de sexualité « à plat », d’une façon rare, de ce qu’on a tous en commun. Cela suscite l’humanisme. »
De loin, les indiscrétions de Solange rappellent les libres antennes des années 90, et leurs profusions de tabous qui incendiaient les cours des lycées. Est-ce déjà arrivé qu’un partenaire te lèche d’entrée de jeu ? Tu te souviens de ta première rencontre avec un pénis ? On t’a déjà traitée de salope ? Qu’est-ce que tu aimes dans le porno ? Ce serait bien vu d’être une super bouffeuse de queues ?…mais, négatif du sexo pour magazines féminins, la Solange touch s’immisce, entre bienveillance, curiosité de soi et auto-analyse « à poil(s)« . Trop grivois ? Tant mieux. « Si c’est cru, c’est parce que c’est vrai » lâche-t-elle naturellement.
Tentative d’épuisement de la sexualité
Cru, mais pas que. Les voix détaillent (le point G, l’initiation, l’onanisme), excitent, interrogent (la bisexualité, l’androgyne)…et s’éternisent sur la chose pour mieux l’enduire de spleen. Entre la peur de son corps (« la chatte, c’est dégueulasse« ), la confusion des sentiments (« tu peux baiser sans avoir besoin d’être avec l’autre« ), la déprime du plan cul (« c’est que de la masturbation dans le corps d’un autre« ) et le blues sexuel (« je crois que j’ai perdu l’intérêt de la masturbation quand j’ai compris pourquoi on faisait ça« ), le strip-tease n’est jamais loin de la gueule de bois. Ce qui n’empêche pas la jubilation. L’an dernier, Solange nous conseillait face-caméra de « prendre du recul face à un pénis« . Ici, c’est l’amoureuse Binton qui nous inflige la fessée : « les mecs n’ont plus de couilles, et quand ils en ont, elles sont vides !« . La gentille provoc’ triviale s’accoquine avec la soif d’absolu – l’orgasme – et le lyrisme béat convoite un phrasé bien trash. Peut être car le sexe n’a ni genre, ni émotion, ni style prédéfinis ?
« Tu sais, il y a cette fameuse expression de Georges Perec : « tentative d’épuisement d’un lieu parisien » (dans ce roman, l’auteur détaille durant 59 pages la place Saint-Sulpice). Je crois que ce livre, c’est ma « tentative d’épuisement de la sexualité« . J’avais besoin de faire ce projet, de faire le point, me rassurer ou prendre du recul, ça a déclenché pas mal de choses et ça en a résolut d’autres. Aujourd’hui, j’ai l’impression, quelque part,d’avoir fait le tour. Même si le sexe est infini… »
Faire le tour, ou prendre un virage ? Solange délaisse son côté ermite, et fait un geste vers l’autre, car « c’est si gratifiant de leur arracher des trucs, le plus délicatement possible« . Et si elle murmure le nom de Perec, c’est, comme toujours, vers les performances de l’artiste contemporaine Sophie Calle qu’elle glisse. Lorsqu’elle nous explique qu’elle se « livrait pas mal, dans un souci d’équité » et qu’elle a « beaucoup donné pour ouvrir chez elles une sorte d’empathie en miroir« . on croit entendre la note d’intention du livre Prenez soin de vous. La mélancolique Sophie Calle reçoit un mail de rupture et le fait lire à cent-sept femmes. La finalité ? Interpréter la lettre, mais surtout « comprendre pour moi, parler à ma place, prendre soin de moi » explique la plasticienne. Une relation ici réduite à vingt femmes…et à Solange elle-même. Car Ina Mihalache – sa véritable identité – aime jouer ce personnage…comme on simule l’orgasme. « Simuler, c’est un travail avec la tête, c’est très cérébral, je vais le chercher, le plaisir« , lit-on au coin d’un chapitre. Même quand elle ne parle pas, quelques mots suffisent à effeuiller le concept Solange te parle…
« Montréal est trop petit pour faire l’amour »
« Ce livre, c’est un équilibre entre le rapport clinique, à la manière du Rapport Hite, ce grand recensement des sexualités publié en 1976 par la sexologue Shere Hite, et l’écriture théâtrale, type Les monologues du vagin » ajoute Solange (ou Ina, on ne sait plus trop). En 2011, la vidéaste souhaitait « étouffer les cris d’amour » de ses voisins. Six ans plus tard, elle consacre aux copulations un endroit libre et étendu. Rien de misérabiliste, rien de trop peace and love non plus. A l’écoute, ces récits sont aussi ceux des malaises de l’adolescence, des agressions sexuelles, du non-consentement, des victimes banales des « pervers du métro« …un quotidien jamais fantasmé qu’elle laisse les autres raconter, sur le divan, ou presque. « C’est un livre qui fait du bien aux femmes » résume-t-elle en plaçant le bon mot au bon endroit : féminisme.
Elle confesse se voir en ces femmes – la sex friend, la névrosée, l’amoureuse des babtous, l’hédoniste. En guise d’épilogue, une phrase entre en résonance, l’une des plus amusantes et gourmandes : « Montréal, c’est trop petit pour faire l’amour« . Quand on lui retourne l’assertion, celle qui a quitté le Québec à dix-neuf ans pousse un rire généreux, le rire heureux d’une gamine embarrassée, prise au dépourvu. La trentenaire en crise bafouille un peu, réfléchit, puis conclue : « Ça dépend, ça dépend, j’ai de bons souvenirs…C’est trop petit, c’est trop petit, je sais pas si c’est trop petit…mais en tout cas c’est bien chauffé !« .
Très intime de Solange. Editions Payot. 281 pages. 15 euros.
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