Outre-Manche, le quotidien The Guardian part en guerre contre “les pires pollueurs” et met toute sa force journalistique au service d’une cause militante : désinvestir le secteur des énergies fossiles. En France, la presse en parle (un peu), et se positionne (rarement). Pourquoi ?
« Nous allons nommer les pires pollueurs et trouver qui continue de les financer.” Ces mots ne sont ni ceux d’un zadiste, ni d’un militant de Greenpeace. Ils ont été publiés le 6 mars dernier dans les colonnes du quotidien britannique The Guardian, sous la plume du directeur en personne : Alan Rusbridger. Il est alors à six mois de la retraite et s’interroge sur les ratés de sa carrière. S’impose alors à lui “l’immense, imposante, écrasante question” du dérèglement climatique, « la plus grande story de notre époque. »
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Il décide de rejoindre avec son équipe l’ONG 350.org et de partir en croisade pour le désinvestissement des énergies fossiles. Premier engagement : la maison mère du titre, le Guardian Media Group (GMG), retire tous ses actifs (1,1 milliard d’euros au total) du secteur des énergies fossiles. Deuxième : inciter la fondation Bill et Melinda Gates à faire de même. Les « philanthropes » possèdent au moins 1,3 milliard d’euros d’actifs dans ce secteur des plus polluants.
« Keep it in the ground »
Pourquoi inciter au désinvestissement des industries du gaz, du pétrole et du charbon ? Le calcul est simple. D’après une étudie publiée en janvier dans la revue Nature (et reprise par le site Reporterre), la combustion des énergies fossiles est responsable de plus de 80 % des émissions de carbone d’origine humaine. Afin d’éviter un réchauffement de l’atmosphère de plus de 2°C, l’humanité ne doit pas émettre plus de 550 gigatonnes de carbone d’ici à 2050. Or, au rythme actuel des combustions d’énergies fossiles, on en aura émis 2 900. Une solution tend à concilier militants et scientifiques : laisser une grande partie de nos réserves de gaz, pétrole et charbon dans le sol. La campagne de 350.org et du Guardian se nomme donc « Keep it in the ground. »
“L’action du Guardian tourne autour de trois piliers, explique Jade Lindgaard, journaliste spécialiste de l’environnement à Mediapart. Tout d’abord, retirer leur propre argent de l’industrie des combustibles fossiles. Ensuite, lancer un appel global à désinvestir avec Keep it in the ground. Et enfin, renforcer leur ligne éditoriale sur le sujet. »
« Pas top au point sur ces sujets »
« La question reste de savoir pourquoi aucun média français n’a embrayé sur le Guardian« , s’interroge le chargé de campagne de 350.org France, Nicolas Haeringer. Un des rares rédacteurs en chefs français à avoir pris clairement position pour le désinvestissement est Jean Merckaert de la Revue Projet, spécialisée en sciences humaines. Pour lui :
« La configuration de la presse française est plus fragile qu’en Angleterre. En France, la plupart des titres sont aux mains de grands groupes du monde de la finance. »
Un constat confirmé par Johan Hufnagel, « numéro un bis » du quotidien Libération:
« Le problème est qu’on n’est pas dans la même logique capitalistique. Le Guardian dépend d’une fondation assez riche. Libé est détenu par un milliardaire des télécoms” (Patrick Drahi, patron de Numéricable-SFR).
Le quotidien britannique est en effet contrôlé par le Scott trust, unique actionnaire du GMG. Le seul titre français affilié à une fondation est La Montagne et sa diffusion se cantonne aux régions Auvergne et Limousin.
« C’est comme si un journal interpellait ses actionnaires : est-ce que vous êtes fossiles ? » tente de comparer Walter Bouvais, cofondateur du magazine Terra eco. Rien n’empêche de demander à Xavier Niel, parton de Free mais surtout coactionnaire du Monde et de L’Obs : « Oups, pas top au point sur ces sujets, désolé :(« , répond-il par mail.
« Un média prend le risque de perdre ses annonceurs »
« Le second levier, ce sont les annonceurs, poursuit la journaliste de Mediapart. Le Guardian est suffisamment fort pour leur imposer cette prise de position.” Un lien délicat étudié par Julia Cagé, prof d’économie à Sciences Po Paris, auteure de l’ouvrage Sauver les médias :
« Quand un média traite certains sujets, il prend le risque de perdre des annonceurs. On l’a vu avec l’affaire Swissleaks visant HSBC. La banque a retiré ses annonces du Guardian et du Monde. Ils ont été courageux. »
Inciter au désinvestissement, un danger pour les médias français ? Johan Hufnagel mentionne « qu’[ils ont] beaucoup de pubs qui viennent de Total, d’Engie (ex-GDF-Suez – ndlr)… des industries carbonées », mais anticipe toutes remarques :
« Ça ne nous empêche pas de prendre des positions extrêmement fortes. Sur le climat, pour une transition énergétique urgente. Libé les a et les aura toujours. »
Mais nier les pressions des annonceurs serait mentir, estime Nicolas Haeringer de 350.org. Il rappelle une affaire révélée le 3 juin par Le Canard enchaîné :
« Les Echos ont censuré les propos des Amis de la terre et d’Attac, qui devaient paraître dans un article sur les sponsors de la Cop21. Ils dénonçaient la présence de certains pollueurs, dont EDF actif dans l’industrie du charbon. La firme achetait, le jour même, six pages de pub pour vanter son soutien à la Cop. »
« Aucun journal n’a une telle indépendance ! »
Les avis divergent sur l’opportunité d’importer la campagne du Guardian dans l’Hexagone. « Le Monde a largement les épaules d’un média comme le Guardian, avance l’économiste Julia Cagé. C’est une décision éditoriale. » Des propos contredits par un journaliste du quotidien du soir :
« Le Guardian a une situation incomparable à celle du Monde. Ils sont beaucoup plus structurés, ils ont beaucoup plus d’actifs. Il n’y a pas un journal français qui ait une telle indépendance. »
Le titre britannique compte environ trois fois plus de journalistes que Le Monde. Une force de frappe qui « fait rêver » Jade Lindgaard à Mediapart.
« Leur approche est hyper bien pensée, complète-t-elle. Ils ont un regard sur le monde des affaires, les négociations onusiennes, les initiatives locales… Et en plus ils ont des journalistes à plein temps sur cette campagne !”
Une différence de moyens constatée par Julia Cagé : “Ces dernières années, les salles de presse se sont réduites en France, on demande aux journalistes de se déspécialiser. Ils s’écartent donc des sujets difficiles comme les problématiques environnementales.”
Le cofondateur de Terra Eco tranche : “Sur les énergies fossiles, on a l’impression de lutter dans le désert. Alors que le climat coiffe toutes les questions. C’est de la politique avec un grand P, c’est une question civilisationnelle !”
« Le seul qui en parle, c’est le pape ! »
Qu’en est-il du journal catholique La Croix, seul quotidien national d’informations générales, avec L’Humanité, à ne pas appartenir à un grand groupe commercial ou industriel ? Apparemment, cette situation privilégiée n’est pas suffisante pour prendre position.
Guillaume Goubert, son directeur, justifie : “On accorde une grande place au sujet, mais on sait qu’on aura des réticences de notre lectorat. On sent que c’est un sujet extrêmement sensible. Une partie de notre lectorat vient de l’agriculture par exemple. Ils ont passé toute leur vie à tenter de produire le plus possible dans le souci de nourrir les hommes. Et aujourd’hui on leur dit qu’ils ont tout faux.”
Donc pas d’appel à désinvestir ?
« Nous avons une tradition très forte de laisser nos lecteurs se faire une opinion par eux-mêmes, répond-il. Pour nous, le journalisme est un lieu de débat, de dispute au sens médiéval, on s’échange des arguments. »
Le gaz, le pétrole, le charbon… les énergies fossiles restent intraitables ? Le directeur de Terra eco s’emporte : “Le désinvestissement est totalement absent des discours politiques alors qu’on est à quelques mois de la Cop21. C’est d’une irresponsabilité totale ! Les élections régionales ont été mises en même temps que la Cop. C’est comme si on organisait l’élection présidentielle pendant la Coupe du monde ! Le seul qui en parle, c’est le pape.”
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