Au sortir d’élections européennes catastrophiques pour la gauche, les députées Clémentine Autain (La France insoumise) et Elsa Faucillon (Parti communiste) tirent la sonnette d’alarme. Le 30 juin, elles lancent un “big bang” pour engager la reconstruction d’une gauche “en miettes, désertée par une très grande partie des classes populaires”.
Alors que la France insoumise (LFI) est en pleine crise depuis son score décevant aux élections européennes (6,31 %), la députée insoumise Clémentine Autain fait entendre une voix dissonante à l’intérieur du mouvement. Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée ne semblent pas prêts à admettre des erreurs. Elle les pointe du doigt de manière implacable : du manque de démocratie interne à l’anti-intellectualisme en passant par la “stratégie du clash permanent”. Avec son amie la députée communiste Elsa Faucillon (toutes deux codirigent la revue Regards), elles lancent un appel pour un “big bang de la gauche”, qui se concrétisera le 30 juin au Cirque Romanès (Paris, XVIe). Une vraie révolution culturelle pour les caciques de leurs mouvements respectifs, qui les accusent de faire feu sur le quartier général. Entretien.
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Quelle est l’idée du “big bang de la gauche” ?
Elsa Faucillon — Le résultat des européennes était malheureusement prévisible, mais c’est une onde de choc. Pendant des décennies, les luttes se sont traduites dans les urnes, et le mouvement ouvrier trouvait dans l’espace politique à gauche une offre qui le représentait. Ce n’est malheureusement plus le cas. Au cours de ces élections, Macron est apparu comme le chef légitime de la droite. L’électorat de droite ne s’y trompe pas : il se mobilise et défend ses intérêts. Nous avons pour notre part un électorat éparpillé, volatil et abstentionniste. Je ne crois pas à l’arithmétique parfaite : on ne va pas faire 30 % simplement en additionnant nos partis. Mais il faut régler a minima la question de d’éparpillement, pour faire une proposition politique crédible.
Clémentine Autain — Le pire serait de continuer comme avant. Il va bien falloir que des murs soient abattus pour construire des passerelles et du commun entre des forces citoyennes, des courants politiques, des secteurs en lutte, des intellos et des artistes. C’est le fossé entre la contestation sociale qui s’aiguise dans notre pays et le paysage politique qu’il faut combler.
Comment comptez-vous faire ?
Clémentine Autain — Il faut d’abord ouvrir les portes sur la société, prendre la mesure de la défiance à l’égard de la politique institutionnelle et de la désespérance qui pourrait s’installer avec un paysage politique atomisé, et des scores à gauche très faibles. Il faut aussi affronter les questions qui fâchent, sur le travail, les façons de faire vivre l’écologie, la place de l’Etat, les enjeux internationaux… Bâtir un nouvel imaginaire qui fédère, voilà ce qui nous attend.
Sur tous ces sujets, vous n’arriverez jamais à être totalement d’accord entre vous, du NPA à Raphaël Glucksmann. Il va bien falloir définir un dénominateur commun…
Clémentine Autain — On ne bâtira rien sans rupture franche avec les politiques récemment mises en œuvre par le PS. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas très bien compris le choix de Raphaël Glucksmann de s’allier à ce parti marqué par l’ère Hollande, qui a contribué sévèrement à démonétiser le mot “gauche” et à désespérer le peuple de gauche. Je ne veux pas commencer par exclure, mais il faut être clair : notre orientation politique doit rompre avec le libéralisme économique, le productivisme, l’austérité. De ce point de vue, la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2017 a permis de nous éviter une situation à l’italienne, c’est un bien précieux.
Regrettez-vous le manque de pluralisme au sein des partis ?
Clémentine Autain — Oui. Nous avons vocation à être majoritaire, nous devons donc agglomérer des sensibilités, des individus qui ont des trajectoires différentes. Il en va de notre rayonnement dans la société, et donc de notre capacité à gagner. Si on reste chacun dans notre coin, on ne pourra pas déjouer le piège du couple infernal, néofachos versus néolibéraux, et ouvrir une voie sociale et écologiste.
Elsa Faucillon — L’histoire du PCF en témoigne. En voulant être ce bloc presque unique à gauche, il a perdu le lien avec la société, est tombé dans le déni. C’est ce qui a conduit à son effacement, parfois à sa disparition même. Le risque majeur n’est pas que l’outil disparaisse, c’est que nos idées s’effacent.
“Favoriser le débat interne et la délibération collective me semble essentiel, surtout pour un mouvement qui revendique la VIe République”
Que vous inspire le départ de Charlotte Girard, la coordinatrice du programme de LFI, qui a longtemps été proche de Jean-Luc Mélenchon ? Elle dénonce notamment le “manque de démocratie”…
Clémentine Autain — Depuis un an, j’ai envoyé des signaux d’alerte. L’une de mes interviews en ce sens il y a un an avait été très sèchement accueillie. Charlotte Girard, elle aussi, a envoyé des signaux, et elle n’a pas été entendue. Dans sa lettre de départ, une phrase résume le malaise que je ressens aussi : “Il n’y a pas de moyen de ne pas être d’accord.” Je n’ai rien dit pendant la campagne car je suis loyale, mais j’avais des désaccords, par exemple sur l’idée qu’il fallait faire de cette élection un référendum anti-Macron, ce qui s’est retourné contre nous au profit du RN. On me dit maintenant qu’il ne faudrait pas les exprimer une fois la campagne terminée ? Qu’il ne faut pas le dire à l’extérieur car les médias sont malveillants ? Je pose la question : où est-ce qu’on peut le dire ? Favoriser le débat interne et la délibération collective me semble essentiel, surtout pour un mouvement qui revendique la VIe République. Quant à l’orientation, elle doit se discuter, et pas seulement dans les huis clos de réunions internes. Ce n’est pas une question de “tambouille” : il s’agit de savoir quel est notre profil politique, notre stratégie.
Le mot “tambouille” est souvent utilisé par Jean-Luc Mélenchon pour disqualifier le fait de discuter avec d’autres partis…
Clémentine Autain — Je n’aime pas ces expressions, comme celle de “soupe aux logos”. Ce que je peux partager, c’est qu’on ne va pas sortir de la nasse avec un simple cartel électoral et des accords au sommet entre des appareils. C’est pourquoi le big bang s’adresse à tous.
Avez-vous l’impression qu’à force de surenchères verbales, Jean-Luc Mélenchon a sabordé l’outil politique qu’est LFI ?
Clémentine Autain — Ce que je constate, c’est qu’on n’a pas transformé l’essai après la présidentielle de 2017. Je pense que la stratégie du clash permanent, qui a pris le dessus sur l’espérance et l’affirmation de nos propositions politiques, n’a pas fait la maille. Sans doute y avait-il l’idée d’aller chercher un nouvel électorat, mais celui-ci est resté introuvable, et on a perdu une grande part de l’électorat de 2017.
Ses agressions verbales envers les médias ont porté préjudice à votre mouvement ?
Clémentine Autain — La critique des médias est juste et nécessaire, mais je suis en désaccord avec la haine des médias, qui sont des rouages de la démocratie. Ce qui est contestable, c’est cette ère du breaking news et du clash permanent, bien théorisée par Christian Salmon. Pour être entendu, rien de plus simple que de disrupter, utiliser des mots violents, attaquer son voisin… La pensée en 140 signes et le zapping constant finissent par abîmer les idées et la politique. C’est à la fois ce qui “marche” et ce qui nous tue.
Cette ère du clash vous semble-t-elle un symptôme de l’anti-intellectualisme qui règne dans le cercle rapproché de Jean-Luc Mélenchon ? Le 5 juin sur BFM TV, Adrien Quatennens a par exemple critiqué ces “théoriciens éternels des bonnes recettes à gauche, qui écrivent dans des revues en papier glacé de gauche, lues par des gens de gauche qui les écrivent”…
Clémentine Autain — (Interdite) Ah, j’avais raté ça…
Elsa Faucillon — Ce n’est pas la plus élégante des petites phrases que j’ai entendues et ça dessert ce qui a fait la force de conviction de LFI au moment de la présidentielle. Charlotte Girard le dit bien dans la lettre où elle annonce son départ : tout était basé sur l’idée de “s’adresser à l’intelligence” des citoyens. Rompre par une petite phrase acerbe, c’est précisément ce qui m’inquiète.
Clémentine Autain — Penser qu’on va pouvoir mettre sur pied un projet politique en se passant de l’apport des intellectuels est tout de même une drôle d’idée. Aux grandes heures du PCF, qui avait un ancrage extrêmement fort dans le monde populaire, il avait aussi à ses côtés Picasso, Aragon et tant d’autres. Je crois qu’il vaut mieux une pensée sur papier glacé que pas de pensée…
Le fond de la pensée de ce courant insoumis, c’est qu’il ne faut plus revendiquer l’appartenance à “la gauche”…
Elsa Faucillon — On peut se questionner sur le terme de “gauche”, car il a été démonétisé et sali dans l’histoire récente. Mais on ne peut pas cracher sur les gens de gauche. Expliquer en permanence que ce terme est extérieur à LFI, c’est maltraiter ses électeurs et ses sympathisants – qui se revendiquent très majoritairement de ce camp. Dans les quartiers populaires, en 2017, l’espoir a été très fort. Ce n’est pas le mot gauche qui y a disparu mais l’espoir !
Clémentine Autain — Le fait d’avoir remis au goût du jour le mot “gôche”, emprunté au vocabulaire de l’extrême droite des années 1930, n’est certainement pas une bonne façon d’avancer et d’agréger…
“J’ai voulu ouvrir le débat parce qu’il ne faudrait pas que l’on fasse comme si les 6,31 % des européennes n’étaient qu’une mésaventure”
Des membres de LFI, comme Raquel Garrido, vous traitent même de “gauchiste” ou vous reprochent d’être d’“extrême gauche”.
Clémentine Autain — J’ai du mal à suivre : tantôt on me reproche de vouloir faire l’union de la gauche, tantôt on m’explique que je suis une gauchiste. Il faudrait qu’ils s’entendent eux-mêmes sur le cœur de la critique… Et je ne vois pas d’autres propositions émerger, outre rompre avec la gauche et de se concentrer sur l’enjeu de la souveraineté avec la VIe République, objectif que je partage totalement mais qui ne fait pas un projet politique global. J’ai voulu ouvrir le débat parce qu’il ne faudrait pas que l’on fasse comme si les 6,31 % des européennes n’étaient qu’une mésaventure. Ou, plus grave, que la macronie qui détruit et l’extrême droite qui menace nous laissent du temps pour changer de braquet et offrir une perspective.
Si après l’assemblée représentative de LFI le 23 juin, le mouvement ne fait pas son aggiornamento, envisagez-vous de le quitter ?
Clémentine Autain — Je ne me résous pas à penser que je n’aurais plus ma place à LFI. Je ne crois pas du tout que mes positions soient marginales parmi les militants et sympathisants.
Elsa Faucillon, vous incarnez une position singulière au sein du PCF, qui s’est prononcé pour l’autonomie à toutes les élections…
Clémentine Autain —… avec le résultat que l’on connaît ! Le PCF, avec un candidat et une campagne de belle tenue, avec des militants mobilisés ventre à terre, atteint un résultat de 2,4 %. J’imagine que le PCF va lui aussi s’interroger. Où peut-il être le plus utile par la suite ? Se remettra-t-il au service d’un rassemblement ?
Elsa Faucillon — Pour l’instant, les premières réactions des dirigeants du PCF consistent à parler d’une “première marche franchie” ! C’est un manque de lucidité. Il faut se mettre au service du rassemblement, et faire un travail sur ce que peut incarner le communisme aujourd’hui.
Que pensez-vous de l’attitude de Yannick Jadot depuis le 26 mai ?
Clémentine Autain — Il a fait campagne en se mettant à distance de la gauche, profitant d’un message simple pour donner un sens au vote : porter haut la question environnementale.
Elsa Faucillon — Et en maintenant le flou sur l’économie de marché, dont il se dit partisan. Il est très “COP21 compatible”, il pense qu’il faut adapter les flux financiers à un développement durable. C’est impossible et surtout ça ne permet pas de limiter le réchauffement à moins de 2 degrés !
Clémentine Autain — Ce n’est pas parce que son score est relativement performant qu’EE-LV peut tracer la voie à elle seule. Sans doute Jadot devrait-il se méfier de cette vue de l’esprit qui pourrait amener les écologistes à une forme d’arrogance et d’isolement. En revanche, le message du score d’EE-LV est clair : on ne se remettra debout à gauche que si la question écolo est au cœur du projet.
Comment analysez-vous le phénomène de vente du livre de Juan Branco, Crépuscule ? Et au fait qu’il occupe une fonction de quasi-gourou sur internet ?
Clémentine Autain — (Ironique) Magnifique ! Sur internet peut-être mais je constate que quand il s’est présenté en Seine-Saint-Denis aux législatives, cet avocat parisien, qui a fait l’Ecole alsacienne, n’a pas convaincu… Que ce jeune homme fasse la leçon à la terre entière alors que son ouvrage ne livre en réalité aucun scoop, et regorge même d’erreurs, donne le niveau de son arrogance. Le journaliste Marc Endeweld, entre autres, a très bien décrit ce système avant lui. On sait que le monde dominant se serre les coudes. Mais Juan Branco porte un discours simplificateur et assez haineux qui correspond visiblement à une part de l’époque. Il met en miroir nos failles.
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