[Christophe Miossec rédacteur en chef] Le jeune Brestois, alors étudiant à Paris, est mort à 18 ans, le 5 juin 2013, sous les coups d’un skinhead proche d’un groupuscule d’extrême droite. Dans sa ville natale, où le souvenir de ce garçon enthousiaste et engagé est toujours très vivace, la lutte continue.
Subitement, tous les regards se sont tournés vers eux, qui aiment tant la discrétion. A la douleur infligée par la mort de leur ami Clément Méric, militant antifasciste de 18 ans tombé le 5 juin 2013 sous les coups d’Esteban Morillo, skinhead proche du groupuscule d’extrême droite Troisième Voie, il a fallu ajouter le traitement de choc médiatique.
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Les caméras à la sortie du lycée, les questions inquisitrices des journalistes, les professions de foi “antifascistes” d’une classe politique qu’ils méprisent… Même le regard curieux du réalisateur Frédéric Goldbronn, qui a tenté de les convaincre de participer à un documentaire, leur a paru intempestif. Son projet de film a avorté faute de réponse.
“Clément, tué par les fascistes. Ni oubli, ni pardon.”
Cinq ans après, alors qu’à Paris s’est clos le procès de ses agresseurs aux assises, le vide laissé par Clément Méric est toujours béant sur la place Guérin, lieu de rendez-vous de tous les “irréguliers” à Brest, sa ville natale. Il y a été filmé en 2010 avec une partie de sa bande, dans le clip du rappeur local MC Pounz, Les Anarchistes.
A l’entrée du squat L’Avenir, animé par un collectif d’habitants en lutte contre un projet immobilier privé, un tag lui rend hommage. Plus discret, à l’angle opposé de ce lieu de rencontre entouré d’arbres centenaires, un portrait de lui orne un recoin du Café de la Plage.
En légende, on peut y lire :“Clément, tué par les fascistes. Ni oubli, ni pardon.” Alix, le barman, était membre de la CNT (Confédération nationale du travail, syndicat anarchiste) quand l’ado y a adhéré. Il préfère ne pas évoquer le sujet, craignant que son souvenir ne soit encore foulé aux pieds.
Jimi, Myriam et Youri nous ont donné rendez-vous à quelques pas de là, au Mouton à Cinq Pattes, sous une délicate bruine bretonne. Après plusieurs jours de concertation, ils ont accepté de nous parler de leur ami disparu. Ils avaient pris l’habitude de vivre dans les espaces blancs et vides en marge des journaux, et dans le hors-champ des objectifs photographiques. Ils sortent aujourd’hui de ces interstices avec prudence : ils utiliseront des prénoms d’emprunt, cacheront leurs visages sur les photos et demanderont à relire leurs citations.
Un désagréable sentiment de dépossession
“L’après a été dur à gérer. Pas mal de médias nous ont sollicités, c’était la foire, ils n’acceptaient pas nos conditions, alors on est restés mutiques”, justifie Jimi, assistant d’éducation de 28 ans, aux yeux bleus cristallins et au look résolument redskin – piercings, ceinture cloutée, badges anarchistes et logos de groupes punk (The Partisans, The Mob et Lost Cherrees) cousus sur sa veste en jean.
« Ce n’est pas un héros, ni un martyr. C’est juste notre pote en fait, un frère” Jimi
Quand Clément Méric est devenu une icône internationale de l’antifascisme, un désagréable sentiment de dépossession les a gagnés. “Dans tous les squats d’Europe où l’on va, il y a son portrait. Ça fait chaud au cœur mais je n’ai pas envie de voir son visage partout. Trois mois après sa mort, il y avait des badges à son effigie, j’étais mal”, relate Youri, doctorant de 26 ans et ex-chanteur du groupe Ze Ravacholians, dans lequel Méric jouait de la guitare.
Aujourd’hui encore, quand un quidam fait référence à lui en l’appelant “Clément”, ils serrent les dents. “Ce n’est pas un héros, ni un martyr. C’est juste notre pote en fait, un frère”, rétablit Jimi. “Et c’est dur de se faire déposséder de son pote par les médias, d’entendre tout le monde l’appeler par son prénom. C’est comme si on nous l’avait arraché”, abonde Youri.
Premières armes avec la CNT
Leur aventure collective commence sur cette place carrée du quartier Saint-Martin, épicentre de toutes les luttes sociales brestoises, à cent mètres de l’endroit où habitait Clément Méric. Fin 2009, avec une amie, le jeune homme de 15 ans passe la porte du Triskell Diren, un ancien bar mythique, construit en autogestion dans les années 1980 (“diren” veut dire “sans chef” en breton), et transformé en squat après sa fermeture.
Jimi, étudiant en anglais de quatre ans son aîné, vient de remonter une section de la CNT avec quelques camarades. “Il était hyper intéressé par ce qu’on faisait, on lui a donné des trucs à lire, souvent il se mettait dans le fond de la salle pour bouquiner, il nous posait des questions. Il savait ce qu’il voulait, il est arrivé au Triskell avec un but”, raconte-t-il.
Pour Méric, c’est une révélation. Le fanzine Brest la Rouge, édité par le collectif des squatteurs et inspiré de Barricata, un magazine éphémère de la CNT, devient son bréviaire de contre-culture libertaire. “C’était autant des recettes de cuisine que des critiques musicales ou des textes politiques. C’était un biais pour rencontrer des gens. On faisait des ateliers d’écriture, et on allait les vendre à la sauvette en manif”, décrit Jimi.
Partageur, l’ado les ramène chez lui, en offre même à ses voisines du deuxième étage, Pascale et Marie, enseignantes en histoire-géo, des amies de la famille. En nous tendant quelques exemplaires, Pascale, par ailleurs syndicaliste à la CGT, se remémore : “Ces fanzines l’avaient profondément marqué. C’était lui, ça. Dès qu’il y avait un concert, un squat d’organisé, il venait tout le temps nous prévenir. Il avait envie de nous impliquer.”
Partisan d’une liberté sans rivage, il organise des concerts
Contactée par téléphone alors qu’elle était à Paris pour assister au procès, sa mère, Agnès Méric, se souvient des racines de son engagement : “C’était un ado un peu introverti, qui passait beaucoup de temps sur les écrans, les jeux vidéo. Puis il a rencontré ces jeunes sur la place Guérin, et il s’est éveillé à la politique.”
“Au Noël de ses 15 ans, il lisait le Manifeste du Parti Communiste et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, et après il a enchaîné avec Daniel Guérin, auteur d’une histoire assez volumineuse de l’anarchisme. Il avait un grand attachement à l’autonomie. Il a trouvé l’incarnation de ses inspirations sociales dans ces auteurs, et avec eux il s’est doté des moyens intellectuels de ses enthousiasmes politiques.”
Son apparence, elle, ne varie pas : chemise à carreaux boutonnée jusqu’en haut, mocassins noirs bien cirés. Tout juste un petit badge de la CNT fait-il son apparition. Avec le collectif Crazy Youth, qu’il fonde avec ses camarades, ce partisan d’une liberté sans rivage organise des concerts, mène des “actions d’anti-rép” (contre la répression) et ouvre des squats.
L’antifascisme est un arrière-plan latent, dans cette ville de tradition ouvrière où Marine Le Pen n’est arrivée qu’en cinquième position au premier tour de la présidentielle de 2017 (12,98 %). “L’antifascisme faisait partie intégrante de ce qu’on faisait, mais il n’y avait pas une grosse menace de l’extrême droite en Bretagne, comme aujourd’hui d’ailleurs. A Brest, ils ont toujours été moribonds”, commente Jimi.
En 2013, l’hégémonie culturelle bascule radicalement à droite
En avril dernier encore, un comité d’accueil de quelque 150 antifas a reçu à coups de pompes une réunion du Bloc identitaire qui devait se tenir dans un bar du centre-ville. “On est quasi sûrs qu’ils voulaient installer quelque chose du type Bastion social (mouvement néofasciste créé sur les décombres du Groupe union défense, le GUD, pour sortir de la marginalité politique – ndlr) comme c’est dans l’air du temps à Angers et dans d’autres villes. On leur a envoyé un message clair : vous ne faites pas ce que vous voulez ici”, explique Jimi avec satisfaction.
La vigilance est donc de mise. Avant d’être tué par les nervis de Serge Ayoub, leader de Troisième Voie plus connu sous le pseudo de “Batskin”, Clément Méric, alors étudiant à Sciences-Po Paris, a vu la société s’extrême-droitiser au-delà du sanctuaire brestois. En 2013, l’hégémonie culturelle bascule radicalement à droite à la faveur de La Manif pour tous (LMPT), faisant pencher l’ensemble de l’échiquier politique.
Le passage au deuxième tour de la présidentielle de Marine Le Pen le confirme. La dissolution de Troisième Voie et des Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR) n’a pas fait disparaître comme dans une trappe les aficionados du poing américain. Cette année encore, plusieurs actions violentes de groupuscules d’extrême droite ont été recensées dans les facs occupées par les étudiants opposés à Parcoursup.
Le Lycée autogéré de Paris, il y a peu encore fréquenté par des amis parisiens de Clément Méric, a lui aussi été ciblé par des militants proches du GUD. “Quand on voit les facs expulsées par les fafs, les rafles de migrants par la police, et l’état du mouvement social en général, c’est sûr que la période est difficile”, convient Myriam, sérigraphe de 29 ans qui a rejoint la bande en 2010, et qui milite comme eux dans des collectifs de soutien aux personnes en exil.
et Youri,
les amis de Clément Méric © Vincent Gouriou pour Les Inrockuptibles
Dans le bastion rouge et noir de Clément Méric, ses amis poursuivent le combat
“Après la mort de Clément, on a fait croire que l’extrême droite ne se réduisait qu’aux skinheads habillés en Fred Perry. Mais ce n’est pas que ça. Elle est implantée dans les têtes, et même dans le gouvernement : la politique de Gérard Collomb et l’affaire Benalla en témoignent.”
S’il devient plus difficile de mettre un doigt sur l’ennemi, il est donc toujours là. “Il ne faut pas lâcher le morceau, martèle Pascale, la voisine prof d’histoire-géo. S’il est mort, c’est parce qu’il y avait très peu de consensus social sur l’idée que toute forme de domination – notamment fasciste – doit être abolie, et qu’il y a des droits fondamentaux pour tous.”
“On est de plus en plus dans une mise en concurrence des galères”
Dans le bastion rouge et noir de Clément Méric, ses amis poursuivent leur combat au quotidien, en luttant contre la gentrification du quartier, pour les droits des personnes en exil, et en tissant un réseau d’entraide. “Les bons scores du FN en France s’expliquent aussi par les politiques libérales : on est de plus en plus dans une mise en concurrence des galères, c’est ça le problème”, constate Youri.
Fin 2016, ils ont accueilli temporairement à L’Avenir plusieurs familles de migrants expulsées du squat du Forestou, où elles occupaient d’anciennes maisons de cheminots. “C’est en montrant qu’il y a une alternative, qu’un autre modèle social est possible, qu’on lutte contre l’implantation des idées d’extrême droite, ce n’est pas juste en s’y opposant”, relève Jimi.
Signe des temps : depuis le mouvement contre la loi Travail, il y a deux ans, un chant est repris en chœur dans les cortèges de tête qui fleurissent en manifestations : “Siamo tutti antifascisti” (“Nous sommes tous antifascistes”).
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