Un monumentale biographie pour un géant du siècle dernier. Ce savant austère qui a révolutionné l’anthropologie et écrit, avec Tristes tropiques, un classique de la littérature resta toute sa vie un chercheur passionné : “Prendre pour sujet tout l’homme ; chercher à comprendre, c’est le seul moyen de moins s’ennuyer dans l’existence.”
Dans une monumentale biographie de Claude Lévi-Strauss, documentée grâce à l’ouverture de ses archives personnelles, l’historienne Emmanuelle Loyer révèle subtilement les chemins par lesquels l’inventeur de l’anthropologie structurale a écrit une œuvre décisive des sciences humaines. Une biographie exemplaire dans l’équilibre parfait qu’elle tient entre analyse d’une œuvre et esquisse des affects d’un homme du vingtième siècle.
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Par sa créativité – l’invention de l’anthropologie structurale –, autant que par sa durée – cent ans -, la vie de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) symbolise comme peu d’autres au vingtième siècle l’un des épiques destins savants que la France a longtemps vénéré, du temps de son respect absolu pour la vie intellectuelle. Beaucoup a été écrit sur l’œuvre de Claude Lévi-Strauss depuis ses premiers travaux sur les structures élémentaires de la parenté, sa thèse soutenue en 1949.
Déjà documenté, le fil de son œuvre et de son existence n’avait pourtant jamais été aussi finement brodé que dans la nouvelle biographie écrite par Emmanuelle Loyer, historienne spécialiste de la vie intellectuelle et culturelle. Nourrie des archives personnelles de Lévi-Strauss inédites enfin accessibles – 261 cartons déposés au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France : correspondances, carnets, fiches, agendas, préparation de cours et de manuscrits, dessins, photographies…–, son Lévi-Strauss évite le piège connu en sciences sociales de “l’illusion biographique” dénoncée par Pierre Bourdieu, qui se méfiait des mises en scène purement rhétoriques et artificielles de vies qu’aucun principe de continuité ne pouvait solidifier.
Sans se livrer à ce geste illusoire, Emmanuelle Loyer s’accommode pour autant des codes ritualisés de l’exercice biographique (la logique chronologique, la chronique des petits événements de l’existence…) pour, à partir d’eux, esquisser une analyse lumineuse du génie d’un penseur beaucoup plus complexe et ambivalent que l’image réductrice que l’on garde souvent de lui. Outre de trouver la distance parfaite avec son sujet, de l’éclairer sous de multiples angles possibles, le livre d’Emmanuelle Loyer offre une coupe transversale du paysage intellectuel français des années 50 à nos jours. De sorte qu’il se dévore à la manière d’une enquête, où chaque indice révèle la richesse de la scène intellectuelle hexagonale de ces années structuralistes. Comme si, à partir de la position, longtemps dominante, de Lévi-Strauss, il était possible de repérer tous les circuits et les réseaux du monde de la pensée.
En multipliant les angles de vue – l’intime, l’analyse de sa pensée, l’arrière-fond culturel et politique de son temps…–, l’historienne trouve un point d’équilibre parfait entre les tonalités possibles permettant à la fois aux lecteurs avisés de son œuvre et aux néophytes de situer Lévi-Strauss dans son temps, et le nôtre. En définissant son approche, l’auteur souligne qu’elle a cherché à écrire une “biographie japonaise”, c’est à dire une enquête centripète, ouverte, circulaire, en référence à la philosophie du sujet que l’anthropologue décela au Japon, pays qui le fascinait au moins autant que les Cévennes de son enfance ou la forêt amazonienne où se révélèrent ses intuitions scientifiques.
“Prendre pour sujet tout l’homme ; chercher à comprendre, c’est le seul moyen de moins s’ennuyer dans l’existence”: ce programme de pensée fut celui d’un philosophe devenu ethnologue au Brésil, où il séjourna de 1935 à 1939, notamment auprès des Nambikwara. Dès son retour en France, Lévi-Strauss établit les prémisses d’une théorie générale de l’échange considérant le social comme un vaste système de communication. “Quel que soit le matériau utilisé – la parenté, les mythes, les rites, la cuisine – il s’agit de découvrir ‘the rules of the game’», explique Emmanuelle Loyer.
Un livre “proustien”
Retrouvant et élargissant l’intuition de Marcel Mauss avec son essai sur le don, il renouvelle alors radicalement le paysage de la pensée grâce à la connexion avec la linguistique structurale, qu’il a découverte à travers les travaux de Roman Jakobson, une révélation et un ami. Après sa thèse sur les “structures élémentaires de la parenté”, son livre majeur Tristes tropiques, paru en 1955, suscite un impact énorme, par-delà l’étrangeté de son récit, volcanique, poétique, entre science et littérature, qui après L’Afrique fantôme de Michel Leiris, évoque les coulisses de la condition de l’ethnologue.
Le temps s’est écoulé entre le terrain brésilien et sa restitution, puisque Lévi-Strauss a attendu quinze ans avant de rédiger son voyage, qui est d’abord le récit déceptif d’un terrain manqué (“Je hais les voyages et les explorateurs” prévient-il d’emblée), dans lequel vibrent autant un fil politique qu’un fil proprement ethnologique, un fil moraliste qu’un fil symboliste. C’est en quoi Emmanuelle Loyer parle d’un “livre proustien”, d’une “épiphanie de la remémoration”, fondé sur ce principe qu’on ne comprend vraiment qu’en se remémorant.
Exercice d’excentrement – se voir regarder, se voir comme un autre -, Tristes tropiques reste son livre le plus célèbre – “un classique énigmatique” – , même si l’ethnologue a souvent expliqué qu’il n’était qu’un livre de catharsis, écrit de manière urgente, à la différence de ses autres essais, fruits de longues recherches. En 1959, il est élu au Collège de France, alors centre de la vie intellectuelle française accueillant les “hérétiques consacrés” (Barthes, Foucault, Bourdieu… suivront). Il publie trois livres en quatre ans : Le Totémisme aujourd’hui, Anthropologie structurale, et surtout La Pensée sauvage qui bouleverse la carte intellectuelle du temps. Ces trois livres imposent définitivement le structuralisme comme un paradigme nouveau dans le champ des sciences humaines.
Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss observe l’absence de fossé entre la pensée des peuples dits primitifs et la nôtre. La pensée sauvage ne doit pas être confondue avec la pensée du sauvage, puisque son fonctionnement est simplement universel. Des formes de pensée superstitieuses, des croyances étranges, des pratiques comme le bricolage, l’art, la poésie, les savoirs populaires… forment un modèle d’intelligibilité qui existe dans les sociétés occidentales et “cohabite avec d’autres types de pensée plutôt qu’il ne s’y oppose”.
Mythologiques, quand hommes et bêtes n’étaient pas séparés
De 1960 à 1982, date de sa retraite du Collège de France, il est intensément impliqué dans la vie du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS). Entre 1964 et 1971, il écrit les deux mille pages des Mythologiques : Le cru et la cuit, Du miel au cendres, L’Origine des manières de table, L’homme nu. Capitalisant les efforts de vingt ans de recherches, il produit ce qu’Emmanuelle Loyer appelle “sa Tétralogie, sa Recherche du temps perdu ou sa Comédie humaine”. Dans cette somme, 813 mythes sont analysés. Avec un sens du détail infini, Lévi-Strauss s’attache à décrire les formes variées de rites, croyances religieuses, organisations sociales, différentes espèces animales, végétales, techniques…
“Qu’est-ce qu’un mythe ?”, se demande-t-il : “une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts”. Du cru au nu, son périple s’achève sur un chapitre final “le mythe unique” : les quelques milliers de mythes envisagés ne seraient finalement qu’une variation sur le même thème : “Celui du passage de la nature à la culture et la rupture conséquente avec l’univers de la communication entre tous les êtres vivants que la mythologie célèbre, en même temps qu’elle entérine son effacement”. Avec raison, Emmanuelle Loyer note au fond que le “but de la philosophie de Lévi-Strauss n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre”. Le dissoudre au sens chimique du terme, c’est à dire “non pas de le faire disparaître, mais le décomposer en éléments plus fondamentaux capables d’apporter un surcroit d’intelligibilité”.
Au fil des pages (plus de huit cents quand même) et des fines analyses de sa pensée en mouvement et de la réception elle-même évolutive des travaux, Emmanuelle Loyer effleure la personnalité du chercheur, en esquisse par petites touches les travers, saisit quelque chose de sa profondeur humaine, non pour en faire une sorte d’analyse “sauvage” mais pour percevoir les reflets de sa manière de penser dans sa manière de vivre.
Elle décrit par exemple le sanctuaire de l’écrivain, son bureau de la rue des Marronniers, près de la Maison de la Radio, où il habitait avec Monique, sa troisième femme. Sans révéler quoi que ce soit d’impudique, l’historienne nous apprend qu’il fumait beaucoup, écoutait de la musique en travaillant, qu’il recevait des lettres de fans (dont une, hallucinante, du mannequin Inès de La Fressange qui après l’avoir vu à Apostrophes, lui proposa de devenir sa secrétaire particulière ! Une demande sans suite).
Austère, rigoureux, méthodique, Lévi-Strauss avait une vie ascétique (même si son amour des femmes semblait intense). Il écrivait d’ailleurs dans l’ouverture de Le Cru et le Cuit que “le savoir scientifique avance à pas trébuchants sous le fouet de la contention et du doute”. Il ajoutait ailleurs : “Je ne peux pas dire que j’écrive dans la joie ; ce serait plutôt dans l’angoisse et même le dégoût”. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier les comédies américaines ou une série comme Les Sopranos !
Un rapport contrarié avec son époque
Mais, suggère Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss ne cessa d’avoir un rapport contrarié avec son époque, notamment avec la création artistique. Le livre pointe ce paradoxe proprement lévi-straussien. Alors qu’il incarne l’une des formes les plus avancées de l’avant-gardisme théorique, dans une volonté explicite de modernisation des sciences sociales et humaines sur un modèle savant incarné par les sciences dures, il professe en même temps des goûts esthétiques anciens : seules la peinture figurative et la musique tonale ont sa préférence. Il déteste le Nouveau Roman ou l’art contemporain. “Les critiques qu’il lance contre l’art moderne sont celles-là mêmes qui lui sont adressées, à lui et à son travail (abstraction, formalisme desséché, signifiants vides…)”, note Emmanuelle Loyer.
Il n’hésite même pas à envisager l’extinction totale de l’activité artistique, qui est née, a vécu et peut s’éteindre. Il y a chez lui une vraie répugnance esthétique à l’égard de son présent. De même, en politique, il est un “réactionnaire méthodique et appliqué”; au mieux un “conservateur éclairé”. Il n’a cessé d’exprimer sa méfiance à l’égard de la rupture révolutionnaire, son attachement à la protection des institutions de longue durée, comme l’illustra sa fierté d’entrer à l’Académie française. Contre l’esprit contestataire de son temps, il défendait ses propres mythes politiques : la déférence envers le monde, le respect des usages et la réciprocité des égards, la bonne distance, la discrétion, la valeur de la permanence…
Au “jouissez sans entraves” des soixante-huitards qu’il ne comprenait pas, il préférait “l’extase du sentiment d’exister dans le silence et la solitude d’une promenade en forêt”. Pour autant, Emmanuelle Loyer remarque que son “ethos de savant” faisait exploser son affichage politique explicite. Selon elle, “il reconfigure l’espace du politique à un autre niveau”. “Il n’est pas un intellectuel engagé ; une certaine pudeur l’éloigne de la posture revendicatrice et prophétique de l’intellectuel ; il promeut une manière d’être savant dans la Cité beaucoup plus démocratique et plus confiante dans la capacité de jugement de ses membres”.
Il intervient moins par sa signature en bas de manifestes que par “la grenade explosive que l’enquête ethnographique lui permet de dégoupiller à l’encontre d’un humanisme satisfait qui devient sa principale cible”. L’historienne a raison de complexifier son rapport à la politique : sa manière de poser et de décaler les problèmes est, il est vrai, proprement politique, “même si (ou plutôt parce que) elle subvertit les catégories de la politique classique : le progrès, la gauche, la droite, la réaction, la réforme, la révolution…”
S’il a commencé très tôt à ne plus être un homme de son temps, il l’est au fond resté d’une façon profondément originale qui rend son œuvre disponible, “d’une persistante inactualité, située dans le temps et pourtant lui demeurant inaccessible”. Comme l’a théorisé Agamben, être contemporain signifie que l’on entretien une relation difficile avec son présent. “Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part d’ombre, leur sombre intimité”, écrivait-il.
Lévi-Strauss disait, nous révèle Loyer : “On dit ‘de deux choses l’une’, et c’est toujours la troisième”. Magnifique et ultime pied de nez à tous ceux qui, à la différence de lui, refusent la posture du regard éloigné, récusent la rupture entre le sensible et l’intelligible, n’admettent pas, comme lui, à la lumière de Rousseau, que “nulle société ne peut exister sans échange, nul échange sans mesure commune, et nulle mesure commune sans égalité”. Grand homme, grande vie, grand livre.
Lévi-Strauss, par Emmanuelle Loyer (Flammarion, grandes biographies, 864 p., 32 euros)
A signaler également la parution de “Chers tous deux”, Lettres à ses parents, 1931-1942, recueil des courriers que Lévi-Strauss, fils unique et attentionné, envoya régulièrement à ses parents. On y découvre des facettes intimes d’un “être réservé, si intimidant et mal connu”, comme l’écrit Monique Lévi-Strauss, dans sa préface.
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