De la Résistance à Shoah, en passant par Simone de Beauvoir, la guerre d’Algérie ou encore Israël, Claude Lanzmann signe le récit époustouflant d’une vie d’homme : la sienne, sans cesse confrontée aux chaos du XXe siècle.
Il ne faut pas croire le postulat de base de toute autobiographie : ce n’est pas la vie qui est l’angle principal des mémoires de Claude Lanzmann, c’est la mort. Non, le meurtre : c’est son organisation qui a hanté toute la vie, toute l’oeuvre, et tout ce livre de l’auteur de Shoah, le meurtre dans ce qu’il a de plus invraisemblable – le meurtre organisé par une société, le meurtre public, le meurtre adoubé par des lois, le meurtre soi-disant légiféré. Qu’il s’appelle génocide ou peine de mort, exécution massive ou individuelle. La crainte d’un petit côté “j’ai bien connu Simone de Beauvoir, les enfants” est d’emblée balayée par les premières pages du livre, proprement sidérantes, qui passent en revue toutes les peines de mort et autres formes d’exécution à travers le monde.
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Car si la vie de Lanzmann est exemplaire d’une vie d’homme traversant le XXe siècle, de la Seconde Guerre mondiale où il fut jeune résistant à 18 ans à aujourd’hui, c’est qu’elle porte en elle les stigmates de la question fondamentale pour toute personne ayant connu les guerres, le nazisme, la Chine, le communisme, le terrorisme : comment réagir si l’on me tue, si l’on m’arrête, si l’on menace de m’exécuter ? Comment ont réagi les milliers de Juifs enfermés dans des chambres à gaz ? Que se passait-il dans la tête des bourreaux qui achevaient froidement au nom d’une idéologie ?
Si ces mémoires commencent par la compilation de toutes ces peines de mort, de toutes ces façons de tuer – chaise électrique, égorgements devant une caméra vidéo, etc. –, comme un catalogue sanglant à la rhétorique absurde, ils s’achèvent sur de longues pages passionnantes consacrées au tournage du monument Shoah : “Les commencements – l’arrestation, les rafles, le piège, le “transport”, la promiscuité, la puanteur, la faim, la soif, la violence, la sélection à l’arrivée au camp – se ressemblaient tous et on était très vite dans la routine concentrationnaire. Il n’était pas question que mon film négligeât tout cela, mais l’essentiel manquait : les chambres à gaz, la mort dans les chambres à gaz, dont personne n’est jamais revenu pour en donner la relation. Le jour où je le compris, je sus que le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens de l’impossibilité de l’entreprise dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts.”
Entre ce début et cette fin : une vie d’homme se tend, passée à se tenir debout. On peut fuir la réalité du siècle, l’essence de l’homme. Claude Lanzmann a choisi de la regarder dans les yeux, en résistant et en désirant. Très jeune, il est marqué par le choix que fait un résistant alors qu’il est arrêté par la Gestapo : il préfère se suicider que de tomber entre les mains de l’ennemi. Lanzmann sait d’emblée qu’il n’aurait pas eu ce courage, qu’il choisirait toujours la vie, quitte à la vivre réduit en esclavage.
C’est pourtant tout le contraire qui arrive dans Le Lièvre de Patagonie : il affronte, il n’a pas peur, constamment soulevé, et comme protégé, par la force du désir. Lors d’un voyage en Corée du Nord dans les années 50, avec Chris Marker, il tombe amoureux d’une jeune infirmière coréenne, qu’il sauvera d’une sorte de procès sauvage organisé contre elle par la police totalitaire, au nez et à la barbe de ceux qui l’interrogent.
Mi-preux chevalier, mi-Tintin en vadrouille, Claude Lanzmann raconte ses années de reporter, entre Les Temps modernes (la revue de Sartre), France dimanche et le couple Lazareff, et l’on peut passer ainsi de la guerre d’Algérie (son amitié avec Fanon) à son séjour à la Colombe d’or, avec une Simone Signoret effondrée – Yves Montand est encore au Beverly Hills Hotel à vivre sa liaison avec Marilyn Monroe – dont il faut sauver l’honneur. Et bien sûr, il y a sa vie avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre – comment faire l’un sans l’autre ? –, fulgurante recherche de la vérité qui les lie tous les trois, eux qui s’apprennent mutuellement, dans une plongée d’une générosité intellectuelle et politique absolument désarmante.
Car enfin, il y a les femmes : Lanzmann désire et aime avec la même force, la même détermination qu’il met en oeuvre pour faire ses films, de Pourquoi Israël ? à Shoah (douze ans de travail !). Pour se tenir debout dans un siècle chaotique, une seule solution : ne jamais faire les choses à moitié. Comment, en effet, vivre à moitié quand on a entraperçu le côté radical, entier, de cette mort que les hommes se donnent entre eux ? La leçon époustouflante de ces mémoires, c’est qu’il faut vivre en grand – car un homme à moitié vivant est tout simplement un homme mort.
Le Lièvre de Patagonie (Gallimard), 558 pages, 25 €
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