Au grand rêve de prospérité et de sécurité s’est substituée l’angoisse du déclassement. Frédéric Brunnquell suit quatre familles de la classe moyenne dans une série documentaire qui éclaire les effets négatifs de la crise sur la moitié de la population française.
La “civilisation de classe moyenne”, constituée depuis les années 50, se fonde sur quelques principes essentiels : promotion d’un niveau de vie confortable promis à l’ensemble de la population ; niveau scolaire offrant la sécurité de l’employabilité ; accès à la consommation et à la culture ; visibilité de l’avenir (santé, retraite, protection contre les accidents de la vie…) ; capacité de maîtrise sur la dynamique sociale… Mais comme le remarque le sociologue Louis Chauvel, spécialiste de la question, “sur bien des plans, ce projet d’une société de classe moyenne s’éloigne”.
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Les effets de la crise de 2008 n’ont fait qu’amplifier le désarroi des classes moyennes, surtout des plus fragiles. En quelques années, le mythe de l’ascenseur social a laissé place à la réalité de ce que certains appellent désormais “le descenseur social” (qui emporte un Français sur deux). Entre 2010 et 2013, le bloc agrégeant les catégories “modestes”, “défavorisées” et les classes moyennes “inférieures” a grimpé de 57 % à 67 %, alors que les classes moyennes supérieures ont chuté de 43 % à 33 %, soulignait déjà une étude de la Fondation Jean-Jaurès en mai 2013 sur “le grand malaise des classes moyennes”, classes moyennes que l’on peut situer entre les 30 % les plus démunis et les 20 % les mieux rémunérés (soit 50 % de la population).
Suivre, au jour le jour, cette descente progressive de quatre familles tentant, comme elles peuvent, de freiner le rythme de leur chute sociale : c’est à partir de cette observation d’un mouvement ascensionnel renversé, au plus près d’individus à la fois singuliers et emblématiques, que Frédéric Brunnquell éclaire les inquiétudes de ces classes moyennes d’aujourd’hui dans son documentaire, Classe moyenne, des vies sur le fil. L’empathie vaut ici enseignement. La proximité vaut mise à distance et compréhension des noeuds inextricables qui fragilisent des vies. L’immersion vaut réflexion, tant elle échappe au piège d’une frontalité excessive empêchant de penser les logiques sociales qui sous-tendent ces parcours. Sans trop insister sur ses effets de loupe, l’enquête de Brunnquell se contente d’accompagner des énergies fatiguées et d’en consigner les visages las. Et plutôt que d’en tirer des enseignements figés, elle suggère simplement de s’inspirer de leurs particularismes pour tenter de saisir le drame des classes moyennes dans leur globalité.
Entre vulnérabilité et résistance
Sur le fil (du rasoir), les vies ici filmées durant près d’un an échappent en apparence à la véritable misère sociale éprouvée par les 8 millions de pauvres en France. Les quatre familles ont un toit, des amis, des ressources, les parents ont parfois même encore un travail. Mais, au fil des ans, des semaines, des jours, leur “capital” se réduit, leurs salaires baissent, disparaissent, leur avenir s’assombrit, l’inquiétude les ronge, la dépression gagne, rien ne dure, tout est dur. Reprenant une image du sociologue Louis Chauvel, Frédéric Brunquell précise : “Les classes moyennes sont un peu comme un sucre dressé au fond d’un verre ; si la partie supérieure semble toujours intacte, l’érosion continue de la partie immergée la promet à une déliquescence prochaine et inéluctable.”
Ce processus de déliquescence flotte au-dessus de chacun des “personnages” du film : Régis, ancien directeur de restaurant, devenu serveur à Lille ; Gaëlle, metteur en scène de théâtre à Lyon précarisée ; Jean-Philippe, cadre contrarié aspirant à une autre vie à Nancy ; et Catherine, marchande de journaux à Paris, étranglée par les dettes et la crise de la presse. Mais à ce processus de vulnérabilité accélérée se mêle dans le même mouvement une énergie résistante. Abattue mais encore debout, debout mais toujours inquiète : la posture de la classe moyenne répond à un exercice d’équilibriste, entre simple logique de survie et horizon incertain d’une reprise espérée. L’économie psychique de chacun dépend de l’économie réelle. Sans cadre protecteur apporté par l’Etat, chacun s’effondrerait, même ceux qui manoeuvrent habilement dans la vie courante. C’est dans cette confusion des sentiments, dans cette bataille qui agite chacune des familles au coeur d’elle-même entre résignation et colère, que s’ajuste le documentaire.
L’effacement d’un rêve social
Pointant tous les obstacles que la société actuelle impose à ces destins presque brisés, Brunnquell perçoit, ne serait-ce que dans l’énergie qu’ils mettent dans l’expression de leurs affects, l’espérance que chacun porte encore pour soi. Même fissuré, ce socle de croyance sur lequel reposent les classes moyennes n’est pas totalement éteint. A la force du poignet, certains s’en tirent à peu près et évitent de sombrer dans la marginalité qui les menace. Mais pour combien de temps ? Dans quelle proportion ? Comment imaginer un futur proche pour Catherine, cette attachante et truculente marchande de journaux, perdue dans son petit magasin déserté par les lecteurs, où elle ne gagne que 500 euros par mois, travaillant sept jours sur sept ? Si l’on devine que Jean-Philippe, par exemple, pourra prolonger son rêve d’ascension sociale (ce dont bénéficie encore un peu la fraction supérieure des classes moyennes), on peut s’inquiéter pour les autres.
La forme du feuilleton, inachevé mais cohérent dans son récit éclaté, confère au documentaire le statut d’une oeuvre éclairante d’un moment de la société française. Frédéric Brunnquell saisit l’une de ses failles les plus saillantes, qui dit l’effacement d’un rêve social dans lequel se sont projetés des millions d’individus depuis soixante ans : les ni riches ni pauvres, aujourd’hui soumis à un déclassement proche de la relégation sociale, que seule la force de la parole semble ici préserver de la désespérance.
Classe moyenne, des vies sur le fil – Quatre familles face à la crise
(3 x 52 min.) Mardi 17, 20 h 50, Arte
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