Cheffe du restaurant Table Nali, installé au Ground Control à Paris jusqu’à l’automne, Clarence Kopogo a pris une pause après son service pour nous parler de gastronomie africaine, de batucada et de sa passion pour les Sages Poètes de la Rue.
Ray-Ban noires, veste de cuisine Bragard blanche nickel, boucle d’oreille en forme d’Adinkra, ces symboles d’origine ghanéenne et ivoirienne qui représentent des concepts ou des aphorismes. Clarence Kopogo sort de ses fourneaux et s’installe dehors sur une banquette en toile cirée à fleurs. Il est 14 heures, des quadras finissent juste de déjeuner au soleil. A côté, un groupe de jeunes cadres dynamiques se jette sur les barquettes qu’ils viennent d’acheter chez Table Nali.
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Clarence allume une cigarette, boit une gorgée de soupe de fraise au sirop d’hibiscus et chantilly au moringa, puis enclenche le mode narration. « J’ai monté Table Nali avec ma sœur en 2013, raconte t-elle. Au début on faisait à manger pour quelques événements à droite à gauche. En 2015 on a cuisiné des poulets braisés pour le festival parisien We Love Green, ça a cartonné. Donc on a postulé direct pour le Ground Control cette année. »
Panafricanisme et batucada
Originaire de Centrafrique, Clarence va piocher un peu partout dans le continent africain (Nigeria, Mali, Cameroun) pour élaborer sa carte, puis mixe le tout avec des produits locaux. D’où son expression fétiche : cuisine « afro-créative contemporaine ». L’un de ses musts, les alokos – tronçons de bananes plantains frites – sont servis en version sucrée avec une sauce caramel au beurre salé. Pour faire simple, la carte parle plusieurs langues africaines, avec des accents européens.
« Il n’y a pas UNE mais DES cuisines africaines, reprend la cheffe. J’ai beaucoup de sources d’inspiration. Mais je dirais quand même que la principale, c’est la musique. » Avant et pendant le service, midi et soir, l’équipe de Table Nali met du son dans la cuisine. La playlist est aussi éclectique que multiculturelle : elle va de la variété au hip-hop, en passant par l’afro-house, l’afrobeat, le jazz, la musique nigériane ou le rap français old school. « J’écoute les Sages Po’ (Sage Poètes de la Rue, ndlr), d’ailleurs je crois que Dany Dan est centrafricain, non ? J’adore Ennio Morricone, Gainsbourg, Boris Vian, mais j’aime aussi beaucoup MHD par exemple. Il casse les codes de la musique africaine avec son afro-trap. Je suis fière quand ma fille écoute ça. »
Clarence fait partie d’une génération « hip-hopulaire » qui a grandi avec les MJC et pour qui la musique est primordiale. Après son adolescence à Bobigny et son lycée à Pantin, elle tombe sur une équipe de batucada (musique traditionnelle brésilienne) et intègre le groupe direct. C’est la révélation. « On pouvait faire des percus’, danser et chanter en même temps. Ça m’a permis de canaliser toute mon énergie et ma colère. Je me sentais libre. » A travers les percussions brésiliennes et les rythmes de samba, elle retrouve un peu de ses origines africaines.
Idéologie Thierry Marxiste
Son beau-père d’origine normande, lui, alimente sa deuxième passion, la cuisine. « Il m’apprenait plein de choses quand j’étais petite, on faisait des îles flottantes, des hachis Parmentier. » Au collège, c’est elle qui fait des pâtes, des omelettes et des gâteaux pour ses potes, externes comme elle, le midi. Quand elle commence à travailler en salle dans plusieurs restaurants, Clarence passe son temps fourrée dans la cuisine: « je regardais les cuisiniers, je n’arrêtais pas de poser des questions, de tout goûter en douce et surtout de négocier des desserts. »
Un jour, par hasard, elle tombe sur un article de Thierry Marx qui parle de Cuisine Mode d’Emploi(S), sa formation accélérée pour les métiers de la restauration. Elle postule dans l’heure qui suit, raconte son histoire sur une feuille qu’elle envoie aussitôt et intègre l’école quelques semaines plus tard. « J’ai aimé son discours de guerrier, de yakuza, se souvient-elle. Pour lui, peu importe ton milieu et ton histoire, tu peux y arriver. Il vient des quartiers, il s’est fait tout seul, c’est un bel exemple de réussite sociale mais aussi de bienveillance envers la jeunesse. En France, on manque de gens comme ça. » A l’école Thierry Marx, la cheffe apprend en quelques mois toutes les bases de la cuisine française. Elle apprend aussi la rigueur, la précision. « Ça a été très dur, mais j’ai beaucoup appris. »
« J’ai deux amours »
Après quelques périples culinaires, notamment un stage qui se transforme en CDD au Mandarin Oriental (palace parisien dont le chef est Thierry Marx), Clarence décide de se concentrer sur son projet avec sa sœur : Table Nali. « Notre mère nous a soufflé le nom. En sangö, la langue de la République Centrafricaine, Table Nali veut dire « table sur la tête », en hommage aux femmes vendeuses ambulantes dans les rues de Bangui. »
Opération réussie. Depuis l’ouverture du Ground Control en février dernier, Table Nali marche bien. La cheffe et sa team bénéficient de la méconnaissance de la gastronomie subsaharienne des Parisiens et des touristes. « Outre les burgers, les pizzas et les bo bun, les gens… [elle prend un air désabusé et ne termine pas sa phrase]. C’est pour cette raison que l’on pense qu’il est temps de redonner à la cuisine africaine ses lettres de noblesse. » D’autres chefs, créateurs et artistes afro-descendants ont commencé le travail et font parler d’eux depuis des mois. Clarence cite entre autres Atelier Beaurepaire et Maison Château Rouge, deux marques de sapes branchées qui promeuvent le tissu wax et des coupes street.
Table Nali s’inscrit dans une mouvance globale qui donne la parole aux enfants d’immigrés. Ils sont nés en France et ont envie de promouvoir leur culture et celle de leurs parents en même temps. « C’est le chef Alexandre Bella Olla qui m’a fait prendre conscience de ça quand il m’a dit : ‘Tu es française, tu fais ce que tu veux’, raconte Clarence. J’ai donc élaboré la carte actuelle du restaurant exactement comme je voulais. Je veux amener la cuisine africaine loin, pour qu’elle rentre dans les mœurs. J’ai tout le temps qu’il me faut. Et la musique joue un rôle très important dans ce taff qui m’attend, évidemment. »
« Il n’y a pas ‘une’ mais ‘des’ cuisines africaines. »
Son modus operandi est simple : dénicher des vieux sons pour dénicher de vieilles recettes. Clarence développe : « Quand j’écoute Joséphine Baker ou Nina Simone, ça me donne envie d’aller chercher dans les recettes du passé, de ma mère, de ma grand-mère. » A contrario, des sons récents lui permettent de trouver des recettes modernes et punchy. L’origine des artistes joue un rôle important aussi. « D’où le fait que je travaille tout le temps en musique et que j’écoute aussi bien Nina Simone et Alain Bashung que Koffi Olomidé, Sidiki Diabaté ou Busta Flex. »
Le parallèle indéniable que Clarence établit entre food et musique est dans l’air du temps. D’aucuns parlent de « pairing », autrement dit d’accord met-chanson. « Aujourd’hui, il y a de très bons restos partout et c’est tant mieux mais qu’est-ce qu’on écoute avec ça ? » Formulé ainsi, on pourrait presque penser que la musique va désormais remplacer le vin à table. Amatrice de bon vin justement, Clarence réfute cette idée. En revanche, dans la liste de ses projets : celui d’ouvrir un lieu où chaque jour une playlist s’accorde avec les plats. On sera les premiers à venir manger-bouger.
Table Nali, Ground Control, 81 rue du Charolais Paris XIIe
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