Lancée via une campagne de financement participatif en mars 2020, la revue Gaze est arrivée en novembre dernier dans les boîtes aux lettres de ses nouveaux·elles lecteur·rices. Un magazine papier fondé par la journaliste Clarence Edgard-Rosa, entièrement dédié aux regards féminins et disponible en ligne et dans une sélection de librairies.
C’était un pari osé. Se lancer en 2020, en plein confinement, dans un projet de revue indépendante et qui plus est avec un angle féministe. Le défi a pourtant été relevé : sur Kiss Kiss Bank Bank, Gaze a réuni 862 Kissbankers et récolté plus de 30 000 euros sur un objectif de 22 000 euros. De juin à novembre, Clarence Edgard-Rosa, Laura Lafon, Juliette Gabolde et Stella Ammar ont bûché sur les 155 pages de cette revue singulière réunissant textes intimes, entretiens et photographies. Rencontre avec l’instigatrice de ce projet hautement inflammable, Clarence Edgard-Rosa.
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Comment est née l’envie de créer une revue féministe ?
Clarence Edgard-Rosa – Dans ma carrière, j’ai travaillé à la fois pour des magazines indé et pour de la presse féminine classique. Quelque part à mi-chemin entre les deux se trouvait pour moi un espace libre pour une alternative. J’observais par ailleurs que la plupart, si ce n’est la totalité, des médias féministes sont détenus par des hommes. Je trouve ça super qu’ils fassent des choses, mais c’est aussi curieux qu’il n’y ait pas de femmes qui font la même chose.
Je trouvais dommage que ce pré-carré soit préempté par les hommes. Et donc j’avais envie d’une démarche jusqu’au-boutiste, d’un projet qui soit entièrement fait, pensé, imaginé, conçu de A à Z par des femmes et des personnes non binaires et qui mettent en avant leur expérience. Je me suis d’ailleurs entourée de trois nanas géniales : Juliette Gabolde, qui s’occupe du design, de la maquette, de l’identité visuelle de la revue et de la fabrication, Laura Lafon, qui va dégoter les talents en photo et en illustration et Stella Ammar, qui s’occupe avec moi de l’aspect partenariat et studio.
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De quoi parle Gaze ?
Gaze s’est construite en contrepoint au male gaze – ce regard masculin qui a façonné nos imaginaires, autant en termes d’images que de récits de narration et de regards sur l’histoire – et à une presse féminine, vectrice de normes et d’injonctions. J’ai voulu créer un espace pour des voix de femmes et de personnes non binaires, qui parlent pour elles-mêmes. C’est une mise en application du principe féministe qui dit que d’où on parle, c’est presque aussi important que ce que l’on a à dire.
Je suis passionnée par la subjectivité dans le journalisme et j’aime énormément les articles incarnés et situés. Autoriser tous les sujets à être traités à la première personne par des femmes très différentes les unes des autres, c’est une manière de proposer ces alternatives et ces regards. J’observe une uniformisation des récits dans la presse, or je trouve beaucoup plus intéressant d’avoir des points de vue différents qui se côtoient voire qui s’affrontent. J’ai envie de savoir qui parle, pourquoi cette personne voit les choses sous cet angle, comment son parcours individuel a eu un impact sur comment elle voit le monde, et pourquoi c’est différent de la manière dont moi, je le vois. Au total, Gaze compte quarante contributrices : des photographes, des illustratrices, des autrices, des traductrices..
Pourquoi l’imaginer en revue et en deux langues ?
Je suis une grande consommatrice de magazines, de revues et de livres, j’adore ça, mais je trouve que pour monter un nouveau média papier aujourd’hui, couper des arbres pour faire une revue, il faut avoir quelque chose de sacrément intéressant à dire et/ou qui dure dans le temps. J’avais cette volonté de faire un objet qui soit décorrélé de l’actu pour qu’il puisse avoir une existence longue et pas une obsolescence programmée. C’était impensable pour moi de ne pas la faire en français, mais j’avais envie que Gaze soit un objet qui puisse voyager et être lu par le plus grand nombre, c’est pourquoi elle est bilingue anglais-français.
Sur la quatrième, vous expliquez avoir cropé volontairement l’image de couverture. Pourquoi cette autocensure ?
Depuis avril et le début de la campagne, nous avons été shadowban par Instagram, ce qui signifie que notre contenu n’est pas montré aux personnes qui nous suivent. La nudité féminine sur Instagram est censurée de manière très insidieuse et opaque. Et même si on respecte les règles : on cache les tétons, on s’autocensure, ça ne suffit pas et très régulièrement, nos posts sont supprimés. Notre soirée de lancement étant annulée pour cause de Covid, on a imaginé un événement digital avec un live-insta avec nos contributrices, mais ils nous ont supprimé l’accès à la fonctionnalité live… Instagram justifie à lui seul notre existence : dès que l’on sort du male gaze, cela pose problème dans l’espace digital et c’est exactement ce que l’on dénonce et ce à quoi on propose une alternative. Même si ça nous met des bâtons des roues, ce n’est pas inintéressant !
La photographie a une place de choix dans votre revue. Qu’avez-vous voulu exprimer avec elle?
Pour moi, c’est super important d’investir ce territoire en proposant d’autres regards. On a essayé d’éviter un certain nombre de pièges. D’abord en s’extrayant des gimmicks visuels du male gaze. Parce qu’on les a intégrés, qu’on a grandi avec, c’est très facile de retomber dedans, il faut être vigilantes en permanence. Mais aussi en s’éloignant des normes visuelles de notre époque comme l’esthétique girl power qui souvent enferme à nouveau l’œil dans des pastels, dans des corps certes “non normés” mais toujours mis en scène de la même façon… On a choisi des images qui racontent vraiment des histoires, qui font découvrir des personnes que l’on ne connaissait pas, des noms de la photo mais aussi des filles qui n’avaient jamais été publiées avant, et surtout on les a mises sur le même plan.
Mai Hua, Isabelle Adjani, Maïmouna Doucouré… Le magazine n’est pas écrit que par des journalistes, pourquoi ce choix ?
C’était essentiel pour moi que des femmes très différentes se côtoient, et pour ce faire, il fallait absolument sortir du giron habituel. Nous sommes donc allées chercher des noms un peu différents, et ceci à toutes les étapes de la fabrication. Je trouve que c’est intéressant d’avoir des textes de personnes dont le métier est d’écrire cohabitant avec des textes de personnes qui écrivent pour la première fois. A la fin du bouclage, on a compté, parce qu’à mes yeux les statistiques de races et de genre dans les rédactions, c’est très important. C’est très instructif de réaliser à quels endroits c’est difficile d’aller trouver les gens, à quels endroits une vraie diversité manque encore, etc. Et, dans le cas inverse, qu’est-ce que cette diversité apporte de plus ? Qu’est-ce que ça crée comme richesse ?
Propos recueillis par Elsa Pereira
Gaze, la revue des regards féminins, 18 euros. La revue est disponible sur le site et dans une sélection de librairies en France et à l’étranger (Yvon Lambert, La Régulière, Violette&Co à Paris ou encore L’Affranchie à Lille). Des affiches de six œuvres publiées dans le magazine, en édition limitée et numérotées, sont en vente sur le site. En 2021, la revue lancera un prix destiné aux jeunes talents.
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