La cofondatrice de Place publique, mouvement allié aux socialistes pour les élections européennes, revient sur sa récente altercation dans “L’Heure des pros”, la contre-offensive climatosceptique, et sa stratégie pour conquérir l’hégémonie culturelle.
L’écran de son téléphone n’arrête pas de s’illuminer pendant notre entretien. Claire Nouvian, la cofondatrice de Place publique (allié au PS et crédité d’environ 5 % des voix aux Européennes) est en plein buzz. Le 6 mai, l’ancienne présidente de l’ONG Bloom, dédiée à la protection des océans et des espèces marines, a fait l’expérience décoiffante de passer sur le plateau de Pascal Praud, dans l’émission L’Heure des pros, sur CNews. Elle y a fait face à une attitude de mépris sidérante (on l’a traitée de “ridicule”, “hystérique”, “religieuse”...), sur fond de climatoscepticisme décomplexé. Alors qu’une vidéo regroupant les passages les plus éloquents cumule des millions de vues sur Twitter, elle a lancé le hashtag #JeSuisFolleDeRage, qui a fait florès. Elle revient longuement pour nous sur le sexisme et le relativisme sur la question climatique qui règnent dans les mass-médias, la naissance du mouvement radical Extinction Rebellion en France, ou encore la force de la collapsologie dans le mouvement des jeunes pour le climat.
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Comment analysez-vous la manière dont vous avez été traitée sur le plateau de L’Heure des Pros le 6 mai ?
Claire Nouvian – C’est un cas d’école de la convergence des luttes. Les mêmes personnes qui, depuis des siècles, détruisent la planète, n’ont aucun état d’âme à détruire l’humain. Quand on est dans un rapport de domination de la nature, on est aussi dans un rapport de domination des femmes, et des êtres humains. C’est pourquoi féminisme et écologisme font partie du même combat. MeToo a révélé qu’aucune femme n’est épargnée par le sexisme, avec des degrés de violence très divers, de l’insulte au meurtre. Il existe un corpus juridique pour lutter contre la misogynie, mais il n’y a pas encore eu de changement culturel profond. Pour parvenir à cette transformation culturelle, il faut lutter contre le patriarcat libéral, contre ce sentiment de puissance et de légitimité qui s’est manifesté sur le plateau. La convergence du combat écologique et féministe a très bien été illustrée par cet épisode : nous devons combattre les mêmes maux.
Pour vous il y a donc un lien entre climatoscepticisme et sexisme ?
Bien sûr. Quelqu’un de progressiste, d’égalitaire, de respectueux, n’aura jamais de tels propos relativistes envers la science. Dans cette émission de télévision, on traite des faits scientifiques avérés comme s’ils pouvaient être mis en cause par des opinions. C’est ça, la profondeur du mal relativiste. Ces gens balayent d’un revers de main tout ce qui remet en cause leur mode de vie, et leur représentation mentale de la société. D’où leur attitude sclérosée. Mais cette histoire n’est qu’une vitrine qui donne à voir tout ce qu’il y a en boutique de manière plus générale, et qui ronge les esprits de nos concitoyens. Nous vivons une époque où les gens assument de manière de plus en plus décomplexée un rapport au monde brutal, dominant, de soumission. Parmi les huit personnes qui ont reçu le prix Goldman (la plus haute distinction internationale dans le domaine de l’environnement, ndlr) l’année dernière, nous étions sept femmes, et toutes sont en lutte contre des systèmes de domination néolibéraux, affranchis de toute forme de respect pour l’humain et pour la vie. C’est cette convergence qui s’est opérée sur le plateau.
Cette décomplexion est-elle liée à la montée en puissance du mouvement écologiste dans le monde ?
Oui, et c’est aussi un effet de groupe. Les ultralibéraux forment un groupe très cohérent, au sein duquel la divergence d’opinion n’est pas tolérée. Ils ont une réaction typique de communauté qui se sent menacée, et qui devient agressive. Ils se rendent compte que leur système bascule, car il ne correspond pas à l’aspiration des citoyens. Macron est incompatible avec l’écologie, car la moitié de sa campagne a été financée par 800 grands donateurs issus des couches les plus favorisées de la société. Ces grands donateurs possèdent les moyens de la domination, et n’ont absolument pas l’intention de voir leur influence se réduire. Ils ont misé sur Macron, car c’est le représentant de leurs intérêts. Ils sont fous d’angoisse et de rage.
Est-il utile de se rendre sur les plateaux des mass médias, même si vous savez pratiquement par avance que la question climatique ne sera pas traitée avec sérieux, et que votre voix sera difficilement audible ?
Je suis habituée à subir des attaques misogynes tous les jours depuis des années. Je n’ai jamais accepté de fermer ma grande bouche parce que j’étais une fille et ensuite une femme. J’ai toujours considéré que mes combats devaient être autant respectés que ceux de n’importe quelle autre personne. J’ai un rapport de connaissance au monde ; eux ont un rapport de croyance au monde. Ils ont inversé la rhétorique, pour me traiter de “religieuse”, alors que ce sont eux qui refusent la prise en compte de l’évidence rationnelle, scientifique, qui leur impose de lâcher leur mode de vie. Il faut mettre en cause ce rapport au monde dans les médias. La parole publique, c’est une responsabilité. Quand 3500 chercheurs qui accumulent des données convergentes depuis des dizaines d’années alertent sur la sixième extinction des espèces, on ne peut pas traiter cela comme si c’était une opinion. Cet obscurantisme est la porte ouverte à ce qui se passe aux Etats-Unis. Quelle est l’étape d’après ? Le créationnisme. Le complotisme. Quel est le statut de la vérité ? Quelle est l’ampleur du mal fait au quotidien sur l’esprit de nos citoyens à travers ces émissions ? Ça me fait peur.
La patronne de France Inter, Laurence Bloch, a annoncé qu’elle travaillait à la mise en place d’une émission quotidienne sur l’écologie à la rentrée prochaine…
Je ne peux que saluer cette annonce. Une émission permet de rentrer dans les détails, de faire de l’investigation… Ce serait formidable que la cellule investigation de France Inter couvre le quotidien, tout en approfondissant de manière transversale la question des droits de la nature. De même, dans un journal, on ne peut plus avoir à la fois les pages “Planète” qui annoncent la disparition des espèces, et les pages “Entreprises” qui annoncent l’ouverture de centrales où des millions de poulets vont être concentrés. Il faut un traitement critique transversal de l’information. Pendant un temps il y a eu une tendance à la suppression des pages écologie des journaux. La réduction des équipes en raison de la crise de la presse est également inquiétante, au moment même où la crise écologique se renforce. Si ce projet conduit à un retour des journalistes spécialistes à l’intérieur des rédactions, nous leur ferons une haie d’honneur.
Greta Thunberg a fait l’objet de campagnes de dénigrement sur internet. Certains doutent de la sincérité de sa démarche. Craignez-vous de subir les mêmes attaques ?
Je pense même pouvoir prédire que je vais commencer à m’en prendre plein la gueule. Quand on commence à avoir une tribune, nos ennemis sortent les crocs. Ils glanent toutes les informations biographiques pour essayer de trouver une incohérence. Être écolo et vivre confortablement, parce que depuis quelques années j’ai un conjoint qui me permet de vivre mieux qu’auparavant, me sera sans doute reproché. Mais ce sera une promenade de santé pour moi, par rapport à ce que j’ai vécu : des menaces de mort quotidiennes par des tarés anonymes qui m’intimidaient par toutes les techniques dégueulasses des lobbys industriels. Avoir l’ensemble d’un système contre soi, comme quand on se battait avec Bloom contre le chalutage profond, c’est formateur. Ils peuvent y aller. Je ne le prendrai pas pour moi, mais pour nous toutes, les femmes qui se battent pour une cause quelle qu’elle soit.
Beaucoup de jeunes en lutte pour le climat sont accessibles aux thèses de la collapsologie, portées notamment par le chercheur indépendant Pablo Servigne. Est-ce que cette théorie pessimiste sur l’avenir du monde vous inquiète ?
Il y a deux exercices. L’un factuel, scientifique, de quantification, qui montre qu’on vit une période d’effondrement – Pablo Servigne est le plus beau porte-parole qu’on puisse imaginer en la matière, car il a une grande douceur dans sa détermination. Scientifiquement, quand vous prenez les rapports des climatologues, des experts en biodiversité, des chercheurs du CNRS ou du Musée d’histoire naturelle, c’est un fait. Les populations d’oiseaux agricoles ont baissé d’un tiers en quinze ans. Les scientifiques parlent eux-mêmes d’effondrement ou de catastrophe écologique. Ce ne sont pas des mots militants, mais des mots scientifiques sur des phénomènes en cours, et en train de s’accélérer.
L’autre exercice est prospectif : si on poursuit les tendances, alors qu’en France les émissions de gaz à effet de serre augmentent, tout comme l’usage de pesticides, que se passe-t-il ? C’est l’effondrement. Des chercheurs ont montré que dans cent ans, si on continue au rythme actuel les pratiques agricoles intensives et la destruction des habitats naturels, il n’y aura plus d’insectes, soit 75 % de l’alimentation mondiale par la pollinisation. On se retrouvera comme en Chine, où ils pollinisent déjà les pommiers avec des pinceaux, car il n’y a plus d’insectes. C’est un monde science-fiction.
Pablo Servigne a participé au lancement du mouvement écologiste radical Extinction Rebellion en France. Que pensez-vous de ce groupe qui prône l’action directe non-violente ?
Tous les modes d’action sont bons à prendre, sauf ceux qui sont violents. Je ne cautionnerai jamais l’appel à la destruction. Mais pour faire basculer les choses, il faut à la fois des groupes d’action résolus, des politiques déterminés, des scientifiques et des médias indépendants. L’enjeu de l’existence d’un groupe comme Extinction Rebellion, c’est la combinaison, qui peut donner le coup d’accélérateur radical dont on a besoin. En Angleterre, on qualifie ces mouvements de “grass roots”. J’aime bien cette expression, car “radical” vient du mot “racine” (“root” en anglais, ndlr). On s’attaque à la racine des problèmes. Plus la pression augmente sur les humains et la planète, plus il faut être radical. Il n’y a plus de compromis possibles.
Quels penseurs vous inspirent ?
J’ai récemment lu Où atterrir, de Bruno Latour, que je trouve remarquable, il faut le lire. Plus généralement j’ai été structurée par la philosophie allemande et française contemporaine. Jean-Pierre Dupuy, sur le Catastrophisme éclairé, m’a aidé, de même que Günther Anders et Hans Jonas… Cette école de la philosophie qui pense le rapport de l’homme à la nature, et notre responsabilité – notamment technologique – dans la destruction de la planète.
Des écologistes aujourd’hui rechignent à se situer sur le clivage droite-gauche. Diriez-vous que l’écologie est de gauche ?
Bien sûr. Les écologistes qui disent ça sont irresponsables, ils savent très bien qu’ils ne gagnent pas leurs batailles avec des gens de droite, jamais ! Au Parlement européen, les ONG gagnent grâce à des majorités de gauche, réunissant les Verts, les socialistes, et marginalement, quelques voix au centre-droit et de la droite conservatrice. Mais les grosses bascules se font évidemment avec la gauche.
Place publique a échoué à fédérer aussi largement qu’escompté. Pourtant vous êtes appréciée de membres de la France insoumise (LFI) ou des écologistes…
Oui, un de mes alliés au Parlement est un député LFI que j’aime beaucoup, Younous Omarjee. C’est un ami. Et j’en ai d’autres à LFI. Mais les gens les plus admirables ne tiennent pas l’appareil. Pour l’instant, LFI est sur une ligne populiste qui différencie le bon peuple du mauvais peuple, et j’ai du mal avec ça. Aux Européennes, ça me choque moins que nous partions divisés, car nous n’avons pas les mêmes lignes sur l’Europe. Mais après, aux autres élections, nous n’aurons pas le droit de nous battre, alors que 80 % de nos programmes respectifs sont identiques. Il faut que la France redevienne de gauche.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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