Le ministère de l’Education a préféré céder sur les mots en abandonnant le terme « ABCD de l’égalité » tout en persévérant sur le fond, en généralisant certains dispositifs de déconstruction des stéréotypes genrés à l’école. Retour sur la chronologie d’un « compromis » qui déçoit aussi bien les opposants que les partisans de cette mesure.
En une annonce, le gouvernement a réussi à se mettre à dos deux groupes que tout oppose. Il y a dix jours, l’Express annonçait que le ministre de l’éducation Benoît Hamon ne généralisera pas les « ABCD de l’égalité », expérimentation d’un an dans les écoles maternelles et primaires sur la formation à l’égalité filles-garçons des enseignants.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Immédiatement, la présidente de La Manif pour tous, Ludovine de la Rochère, s’est indignée :
« On enlève le nom ABCD, on garde tout le contenu et on va le mettre dans tous les programmes scolaires et on va modifier toute la manière d’enseigner des professeurs. Donc en fait on y va à fond, tout en disant ‘non non il n’y a plus d’ABCD », a-t-elle asséné sur France 2.
De l’autre côté, les partisans de l’égalité femme-homme et de la déconstruction des stéréotypes de genre se disent déçus de l’abandon du terme « ABCD de l’égalité », évoquant pour certains la victoire de « quelques esprits étriqués et rétrogrades« .
Comment une annonce peut-elle décevoir à la fois ses soutiens et ses opposants? Retour sur le combat d’un gouvernement qui a perdu la bataille des mots, mais qui persévère sur le fond.
Janvier 2013 : Vincent Peillon, ministre de l’Education du gouvernement Ayrault, lance une grande réflexion sur la refonte de l’école Républicaine.
28 février 2013 : La député PS Julie Sommaruga ajoute un amendement à ce projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République. Cet amendement a pour objet « l’intégration dans la formation dispensée dans les écoles élémentaires d’une éducation à l’égalité entre les femmes et les hommes et à la déconstruction des stéréotypes sexués ». La Commission des affaires culturelles et de l’éducation adopte l’amendement.
5 mai 2013 : « L’Observatoire de la théorie du genre », un site lancé par l’UNI, (une organisation universitaire de droite) en février 2013, met en ligne une pétition pour s’opposer à cet amendement, précurseur des ABCD de l’égalité. Selon le Figaro, cette pétition a été signée par 120 000 personnes en quasiment un an.
8 juillet 2013 : Le gouvernement fait voter la nouvelle loi de refondation de l’école, définitivement adoptée par le Parlement le 25 juin 2013. Comme l’énonçait l’amendement de Julie Sommaruga, la loi stipule bien qu’une des missions du nouveau programme est de « transmettre des valeurs d’égalité et de respect entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes« . Un dispositif « test » est mis en place pour la rentrée de septembre 2013.
1er octobre 2013 : Le ministère de l’Education publie un communiqué sur l’expérimentation des ABCD de l’égalité. Il est testé dans dix académies (environ 600 classes de maternelle et primaire sur 275 établissements) dont Bordeaux, Lyon ou Montpellier. Le programme « test », intitulé « ABCD de l’égalité », a deux objectifs : « aider les enseignants de primaire à prendre conscience de la force des préjugés et stéréotypes sexistes, y compris dans leurs propres attitudes implicites » et « sensibiliser les élèves à l’égalité entre filles et garçons et expliquer aux enseignants comment les stéréotypes se construisent chez les enfants ».
Les enseignants sont formés, de septembre à novembre 2013, à la déconstruction de ces stéréotypes, pour une mise en application des ABCD de novembre à février 2013. Pendant ces quatre mois, ils devront dédier une séquence d’enseignement à ce thème, notamment à l’aide de « fiches illustrées ».
24 janvier 2014 : Farida Belghoul, militante de 55 ans passée de l’extrême gauche à l’extrême droite et proche d’Alain Soral, lance une « journée de retrait », appelant à un boycott de l’école une fois par mois, notamment via les réseaux sociaux et l’envoie de chaînes de SMS.
Directement visés : le programme « ABCD de l’égalité », au cœur de nombreuses rumeurs, qui mènerait selon Farida Belghoul à « la généralisation et officialisation de la théorie du genre« . Dans des écoles primaires strasbourgeoises, de nombreux élèves ne viennent pas en classe.
28 janvier 2014 : Vincent Peillon répond à cette journée de retrait et affirme qu’il « refuse la théorie du genre » lors de la séance de questions au gouvernement, réutilisant ainsi un terme, utilisé par les opposants à l’ABCD de l’égalité, tandis que la ministre du droit des femmes Najat Vallaud-Bellkacem se bat pour expliquer que cette théorie n’existe pas :
« N’écoutez pas ceux qui veulent semer la division et la haine dans les écoles. Ce que nous faisons, ce n’est pas la théorie du genre, que je refuse, nous voulons promouvoir les valeurs de la République et l’égalité entre les hommes et les femmes. »
2 février 2014 : Quasiment un an après l’adoption du mariage pour les couples de même sexe, la « Manif pour tous » organise une grande démonstration en revendiquant notamment « la suspension de l’expérimentation des ABCD dits de l’égalité« , et en demandant la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet et la concertation des parents d’élèves et des associations familiales.
Conséquence de la manifestation : le gouvernement indique dès le lendemain renoncer à son projet de loi famille pour 2014.
19 juin 2014 : L’Express annonce que le ministre de l’éducation Benoît Hamon va « enterrer » les ABCD de l’égalité. « Le sujet reste prioritaire, mais il a suscité un tel climat de nervosité que les écoutilles sont fermées, mieux vaut utiliser la médecine douce. Nous travaillerons sur ce sujet différemment« , confie le ministre à l’Express.
La rumeur se répand comme une traînée de poudre, et bientôt tous les médias parlent d’un « abandon » du projet, alors que le prédécesseur de Benoit Hamon, Vincent Peillon, prévoyait une « évaluation » du programme ABCD entre avril et juin, « en vue de généralisation » à la rentrée 2014. Le 25 juin 2014 sur France Culture, Benoît Hamon précise paradoxalement que l’expérience du programme ABCD est un succès : « c’est un bilan positif globalement, [qui ressort] de ces initiatives pédagogiques. »
30 juin 2014 : Benoît Hamon confirme sur France Inter que le dispositif ABCD de l’égalité ne sera pas généralisé en septembre 2013. En revanche, il sera remplacé par un « dispositif ambitieux », et appliqué à l’ensemble des écoles françaises. Seul changement majeur : l’appellation « ABCD » disparaît, car le terme a créé, selon le ministre, « beaucoup de confusion« .
Une manière de céder du terrain sur les mots sans vraiment lâcher de lest sur le fond : les programmes de l’école maternelle et primaire de la rentrée 2016 contiendront bien des éléments sur la déconstruction des stéréotypes, et les nouveaux enseignants (qui arrivent sur le marché du travail) seront formés à cette déconstruction.
La défaite est néanmoins bien présente : en lâchant l’expression « ABCD de l’égalité », le gouvernement a refusé de se battre pour réhabiliter des termes dont le sens a été diabolisé (comme la « théorie du genre » l’a également été). Il a ainsi préféré contourner le souci au lieu d’assumer clairement sa position et de continuer la lutte pour l’égalité femme-homme.
{"type":"Banniere-Basse"}