Beaucoup n’ont pas compris le Brexit et la rancœur de la classe ouvrière anglaise. Darren McGavrey si. Dans son essai-témoignage, “Fauchés : vivre et mourir pauvre”, il livre un manifeste enflammé pour cesser d’ignorer le poids de la misère. Lui ne veut pas renverser le « système », mais invite chacun à prendre ses responsabilités, pour s’en sortir.
Nombreux sont ceux qui préfèrent les oublier. Prétendre qu’ils n’existent pas. Même si les tours dans lesquelles ils habitent sont visibles à des kilomètres à la ronde. Là-bas, là où personne de la « classe moyenne » n’ose aller, à moins d’y être né ou de travailler pour l’insertion sociale, la colère est la norme. La violence y est omniprésente. La pauvreté, telle des sables mouvants, « vous engloutit malgré les efforts que vous pouvez faire pour vous arracher à son emprise », fulmine Darren McGavrey.
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Lui a pourtant fini par échapper à ces pièges. Rappeur écossais connu sous le nom de « Loki », il a grandi dans l’un des quartiers les plus pauvres de Glasgow. Dans une maison rongée par le chaos, il rasait les murs de peur de provoquer la rage de sa mère pyromane, alcoolique et toxicomane. Mis à la rue à 18 ans, il devient peu à peu tout ce qu’il avait « craint et haï enfant ».
De ce parcours, il tire un livre déchirant, alarmant, révoltant : Fauchés : vivre et mourir pauvre (Autrement, mars 2019), lauréat du prestigieux prix Orwell 2018, et acclamé en Grande-Bretagne. « A l’heure actuelle, aucun livre ne me semble plus nécessaire ni plus puissant », a soufflé à son propos J.K. Rowling, la célèbre auteure de la saga Harry Potter.
Le Brexit, ou la colère des sans-voix
Entre témoignage, mémoires et plaidoyer, Darren McGavrey prend la plume pour dénoncer une société qui oublie une vaste part des siens. Celle des exclus, des sans-voix, des abandonnés. Il se fait leur porte-parole, tente d’expliquer leur colère et, pour certains, leur vote pour le Brexit.
Il ne peut cacher sa fureur devant le poids des inégalités de classe, des destins tout tracés dès l’enfance, ouvrant la « première ligne de fracture d’une société ». Malgré toutes les épreuves qu’il a surmontées, cet ex-toxico et ex-alcoolique garde l’espoir, apporte un nouveau regard, frais et résonnant. Chacun a le pouvoir et la responsabilité de s’en sortir, assure-t-il.
Le stress, “l’un des plus gros fléaux de la société”
Fantasmer sur le renversement du système n’éradiquera pas la misère, assène McGavrey. Mépriser et dédaigner ceux qui ont voté pour le Brexit ne suffira pas à faire reculer l’extrême-droite. McGavrey appelle au dialogue, même auprès de ceux ayant des paroles racistes. “Mettre quelqu’un au ban au motif qu’il se méfie des étrangers, c’est le considérer comme irrécupérable, perdu pour la société, prévient-t-il. Ce type de condamnation radicale pousse les gens dans les bras de l’extrême-droite.”
Plutôt que de scander des grands discours, mieux vaut s’attarder sur les réalités invisibles de l’indigence, encore trop largement ignorées par les médias et par la classe moyenne, regrette le rappeur. La pauvreté a son bras armé, le stress émotionnel, cause directe de graves problèmes : « suralimentation compensatoire, tabagisme, dépendance au jeu, alcoolisme, toxicomanie, recours à l’agressivité ou à la violence…. »
“Quand on survit dans des conditions extrêmes, […] on reste sur le qui-vive, mentalement et physiquement”, se rappelle-t-il.
Les enfants de la misère, les enfants de la maltraitance
Inutile de s’étonner si beaucoup de prisons sont peuplées de détenus issus des mêmes quartiers. « Criminalité, mal-logement, toxicomanie. Tout cela commence par un enfant qui subit un environnement et des conditions matérielles déplorables. Le déclencheur, c’est la pauvreté. »
Insistant sur le lien entre pauvreté et maltraitance infantile, McGavrey invite à ouvrir les yeux sur les ricochets de la pauvreté : “Qu’on l’accepte ou non, ces pauvres bambins maltraités et délaissés, ce sont les délinquants, les SDF, les alcooliques, les toxicos, les parents violents et irresponsables de demain.”
“J’étais seul responsable d’une grande partie des galères de ma vie adulte”
Tous ces constats pourraient être décourageants, inviter au fatalisme, à une résignation sourde. Mais Darren McGavrey puise dans son expérience pour appeler au changement, d’abord individuel. Penser que l’Etat seul peut tout résoudre est une « conviction pathologique », réprouve-t-il. “De nombreuses personnes ne sortiront de la spirale infernale des troubles mentaux, de la maladie et de la dépendance qu’à partir du moment où elles regarderont leurs choix en face, tout en recevant bien sûr le soutien nécessaire.”
Celte réalité, Loki l’a vécue, ressentie lui-même. « J’ai pu tourner le dos à l’alcool et à la drogue le jour où j’ai pleinement accepté que j’étais seul responsable d’une grande partie des galères de ma vie adulte », reconnaît-il. Apportant une bouffée d’oxygène aux impasses actuelles, McGavrey s’explique : “Prendre ses responsabilités, ce n’est pas fermer les yeux sur les injustices structurelles : c’est reconnaître que nous sommes, nous aussi, un rouage du système et complice, à notre échelle, de ses dysfonctionnements. […] C’est une approche mille fois plus radicale que d’attribuer chaque fléau social à un ‘système’ ou à une dynamique de pouvoirs. […] Les militants de gauche vont devoir passer de ‘comment changer radicalement le système?’ à ‘comment nous changer radicalement, nous ?’”
Fauchés, vivre et mourir pauvre, Darren McGavrey, Autrement, mars 2019, 19,90€.
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