Après dix ans chez Lacoste, le créateur Christophe Lemaire développe chez Hermès sa vision de la mode : suggestive, intelligente et libératrice.
Il n’aimait pas les excentricités de la mode et ne s’y sentait pas à l’aise, mais Christophe Lemaire a fini par s’y faire une formidable place. Vingt ans après avoir monté sa propre marque, dix ans après avoir repris en main la création chez Lacoste, il est arrivé l’an passé chez Hermès pour succéder à Jean Paul Gaultier. Deux collections plus loin, le mariage apparaît telle une évidence. Silhouettes amples inspirées des années 20, opulence des tissus, magnificence des couleurs : comme la maison qu’il incarne désormais, Lemaire ne cherche pas à être à la mode mais dessine le vestiaire au long cours d’une femme distinguée, intelligente et assez sûre d’elle pour refuser de porter le dernier it-bag.
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Chez Lacoste, vous avez insufflé beaucoup de modernité. Est-ce aussi l’objectif quand on dessine pour une maison aussi ancienne qu’Hermès ?
Christophe Lemaire – Bien sûr. Pour chaque designer, la modernité est le sujet. Je crois qu’on peut se montrer à la fois moderne et classique. Chez Hermès, je viens apporter une pierre à un édifice de 170 ans et je ne m’interdis pas de retravailler des idées qui ont été explorées par mes prédécesseurs, comme Martin Margiela ou Jean Paul Gaultier. Ici, on ne part pas d’une page blanche. Il y a une jolie anecdote concernant un fermoir de sac. Ce fermoir avait été mis au point et commercialisé mais les orfèvres de la maison, de véritables ingénieurs, n’étaient pas complètement satisfaits. Le fermoir ne faisait pas le bon bruit. Quelques années après sa création, ils l’ont donc retravaillé. Cette histoire dit qu’il faut du temps pour bien faire les choses.
Vous avez plusieurs fois expliqué que travailler chez Lacoste était compliqué. En quoi évoluer dans ces deux maisons diffère-t-il ?
Lacoste voulait un créatif aux commandes de la marque mais c’était trop cadré. Une sorte de malentendu est née… Quand on prend un créatif, il faut le laisser vous amener là où vous ne l’aviez pas forcément imaginé. Les gens voyaient des choses très excitantes dans les défilés mais ne les retrouvaient pas dans les magasins. Cela me laissait une impression d’inachevé. Chez Hermès, on construit ensemble.
Quelle image aviez-vous de la maison quand vous y êtes arrivé il y a un an ?
Je n’avais pas en tête l’image d’une bourgeoise, je voyais au-delà. Hermès est une maison unique, marquée par l’idée d’une extrême qualité. Il y a quelque chose de profond et d’universel dans cette maison. On sent l’artisan derrière l’objet.
Arrive-t-on dans une maison comme celle-ci sur la pointe des pieds ?
On y arrive forcément un peu anxieux. J’avais conscience de passer après des créateurs prestigieux… Mais cela faisait trois ou quatre ans qu’avec ma propre marque, je creusais le sillon d’une mode intemporelle, avec à la fois beaucoup de simplicité et de qualité. Je crois que cela parle chez Hermès et que Pierre-Alexis Dumas (directeur artistique chez Hermès – ndlr) et Bali Barret (directrice artistique déléguée du pôle féminin – ndlr) ont été sensibles au fait que mes défilés pour Lacoste à New York étaient joyeux. Pour moi, le style n’a pas à exprimer forcément une fausse rébellion.
Ce cliché-là vous énerve ?
Oui, évidemment. Je n’aime pas la fausse imagerie rock’n’roll, la mise en scène des clichés rock à des fins commerciales. Dieu sait si j’aime le rock’n’roll… Mais le rock, ce n’est pas ça.
Vous n’avez pas fait d’école de mode.
Non, mais de nombreux stylistes n’en ont pas fait et cela ne pose pas de problème particulier. J’aime beaucoup dessiner, je suis très impliqué dans toutes les phases de l’élaboration du vêtement. Je sais qu’on a parfois dit que j’étais dilettante, un styliste DJ qui aimerait quasiment plus la musique que la mode.
Vous avez nourri cette image en disant que vous n’aviez pas le culte du défilé.
Bien sûr, je revendique l’ouverture à d’autres domaines de la culture que la mode. Longtemps, d’ailleurs, j’en ai nourri une sorte de complexe de l’imposteur. Je m’intéressais à la musique, à la littérature et j’avais en même temps développé une certaine distance avec le milieu. Je me posais la question de ma place dans la mode. C’était un mélange de manque d’assurance et de regard critique. J’aurais pu défendre ce regard oblique mais j’étais trop jeune. Aujourd’hui, je le fais davantage.
Vous n’avez jamais goûté aux mondanités médiatiques…
Je ne suis pas le seul. Nicolas Ghesquière non plus et ça ne l’empêche pas de s’imposer comme un leader de la mode. Mais, même au-delà de la mode, j’ai l’impression que tout ce cirque médiatique est en train de s’effriter. On sent confusément que la surenchère dans le show ne veut plus rien dire… On aspire tous à autre chose.
Vous dites souvent que le vêtement doit libérer le geste.
Je suis assez attaché à l’école stylistique des années 1920, elle-même attachée à l’école asiatique ou médiévale. J’aime les vêtements qui suggèrent le corps plus qu’ils ne le contraignent. J’aime les femmes émancipées. Depuis les années 1980, en réaction au féminisme, les postmodernistes ont décrété que la femme devait redevenir un objet de désir. Mais on est allé beaucoup trop loin et on a abouti à une femme contrainte. Je milite pour une femme séductrice, séduisante mais pas idiote, qui n’a pas besoin d’avoir l’air d’une prostituée de luxe pour être sexy. Une certaine presse a beaucoup nourri cette image d’une femme futile. Certaines femmes en sont un peu complices aussi. Elles pensent qu’il faut courir les soldes et se battre pour avoir le dernier sac de la saison, sinon on n’est pas une vraie femme. Cela donne une vision très pauvre de la féminité.
Est-ce particulièrement difficile de créer des vêtements pour l’autre sexe ?
Je me demande simplement comment je voudrais qu’une femme s’habille. J’observe beaucoup. J’ai la chance de vivre avec quelqu’un qui m’inspire. Je la regarde bouger, s’habiller, se déshabiller, se maquiller, comme j’ai pu observer ma mère ou des amies. Pour dessiner des vêtements, il faut comprendre la psychologie, l’intelligence d’une femme, comment elle vit. Je crois que cette tendresse envers les femmes faisait le génie de Saint Laurent. Il comprenait qu’en s’habillant une femme part un peu en guerre.
Qui trouvez-vous élégant ?
Ma compagne. Elle est élégante, de manière libre et digne. Parmi les gens médiatisés, Tilda Swinton est très élégante, très classe, mais aussi Aurore Clément, Fanny Ardant, Jeanne Moreau, Patti Smith, Charlotte Gainsbourg… Léa Seydoux est authentique aussi. Mais je ne guette pas les dernières it-girls et je n’ai pas la culture du red carpet. Chez Hermès, on ne trouve pas de célébrités au premier rang des défilés…
Le style des musiciens vous a beaucoup influencé ?
Oui, mais davantage pour l’homme. Les musiciens ont toujours eu un sens sauvage et instinctif du style, ce qui fait que les très bons musiciens sans style ne sont pas très nombreux. Il existe des contre-exemples : James Brown avait un certain style, si l’on veut… Le rock, la funk ou même des musiques plus intimistes induisent une certaine façon de bouger. Ian Curtis s’habillait de rien : avec un trench de l’armée, une chemise grise fermée jusqu’en haut, un pantalon à plis probablement débusqué dans un surplus 50’s, il faisait quelque chose de très stylisé. Le style, ce n’est pas seulement des vêtements mais une façon de les coordonner, de les habiter. C’est un langage.
Mettez-vous de la musique quand vous dessinez ?
Ça dépend. Dans ma playlist de base, il y a toujours de la new wave : Joy Division, Suicide, Fad Gadget. Ou alors de la soul ou du folk comme John Fahey. Récemment, j’ai beaucoup aimé Connan Mockasin, on a mis un morceau dans le défilé Hermès. J’aime aussi Cheveu, la bande-son de Burgalat pour My Little Princess, Caribou…
Pour votre propre marque, vous avez collaboré avec ESG, Madlib, repris l’iconographie de Suicide. La musique a-t-elle toujours joué un rôle important dans la constitution de votre imaginaire ?
Oui. J’étais très fier de ces collaborations. L’idée était de réaliser des T-shirts de groupe un peu plus subtils qu’en imprimant une photo de Joy Division ou des Ramones sur un mauvais coton. C’était une façon de rendre hommage à des groupes intemporels : Suicide, Can, Cluster. J’ai arrêté de faire ces T-shirts par réaction contre l’exploitation généralisée de l’imagerie rock’n’roll et aussi, plus profondément, parce que cela correspondait à une évolution personnelle : je voulais m’éloigner d’un vestiaire rock’n’roll.
Vous dites souvent que vous habillez les femmes qui cherchent à se constituer un « uniforme personnel ». Pouvez-vous expliquer cette notion ?
S’habiller, ce n’est pas futile ou superficiel. Cela suppose de se connaître. Il s’agit d’exprimer qui on est, qui on voudrait être. Cela suppose de se poser la question de la morphologie, de savoir ce qui nous va ou pas. Créer un vestiaire, cela revient à créer des pièces avec lesquelles les gens entretiendront une dimension presque affective, intime. Une chemise, une veste, qui, on ne sait pas bien pourquoi, font que l’on se sent soi quand on les porte. C’est ainsi que je conçois un vestiaire, je ne cherche pas à savoir ce qui va flasher sur un podium.
Vous-même avez porté l’uniforme ?
J’étais en pension à Pontoise pendant sept ans dans les années 70 et nous portions l’uniforme : blazer bleu marine, chemise blanche, cravate rayée vert et noir, pantalon en flanelle grise. J’aimais bien cette sensation. Petit – j’étais enfant unique, j’ai dû apprendre tôt à m’occuper -, je dessinais des pays imaginaires peuplés de gens en uniforme. J’étais fasciné par les uniformes dans leur dimension fonctionnelle, la place des poches, les mouvements que cela impliquait. Le geste et la fonction…
Vous avez beaucoup repris et raffiné les codes du sportswear. D’ou vient cette s ensibilité ?
Probablement de ma mère, qui m’a beaucoup influencé du point de vue du style. Elle a une façon très pragmatique et en même temps assez chic de s’habiller. Elle est très élégante mais on sent bien que le plus important pour elle reste la réalité de la vie. On trouve dans mes créations cette notion d’easy wear comme disent les Américains, d’aisance. J’essaie de faire des vêtements beaux et bons à la fois, pas des carapaces sociales.
Il vous reste du temps pour votre marque à côté d’Hermès ?
J’ai la chance d’avoir de très bonnes équipes des deux côtés. Pour la marque Christophe Lemaire, nous sommes huit. Ce n’est pas simple de gérer quatre collections en même temps mais aucun métier n’est facile.
Est-ce lourd de s’occuper d’une marque complètement indépendante ?
Quand j’ai dû choisir entre m’arrêter ou continuer avec les contraintes d’une marque indépendante, j’ai choisi de continuer. C’était irrationnel, un peu viscéral, mais aujourd’hui ça paye. La marque se porte bien et je pense que ma nomination chez Hermès rejaillit sur elle de manière positive. Dans le regard des gens et pour moi. Parce que je suis très heureux chez Hermès.
Recueilli par Marc Beaugé et Géraldine Sarratia
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