Attention, arnaque. Les manipulations de l’Etat sur les chiffres du chômage, de l’immigration ou du pouvoir d’achat dénoncées par un collectif de statisticiens. Entretien avec Pierre Concialdi, économiste.
Pierre Concialdi est l’un des auteurs du Grand Truquage, signé collectivement Lorraine Data. Ce nom est un clin d’oeil au projet de Sarkozy de délocaliser une partie des agents de l’Insee à Metz, en Lorraine, perçu comme une tentative de démantèlement de la statistique publique. Data signifiant “donnée” en anglais.
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Vous faites partie du collectif qui a écrit Le Grand Truquage et l’a signé du pseudonyme Lorraine Data. Ne craignez-vous pas d’être moins crédible dans cette posture ?
Pierre Concialdi – Ce livre recueille des informations “de première main” auprès de fonctionnaires qui travaillent sur les sujets évoqués. Sur ces thèmes, les fonctionnaires sont tenus à un “devoir de réserve”. L’anonymat permet de leur éviter des pressions supplémentaires (en termes de carrière, de changement de poste…). Quant à la crédibilité, elle ne repose pas sur le nom des auteurs (pour la plupart inconnus du grand public), mais sur les faits exposés dans le livre.
Quelles sont les méthodes utilisées par les politiques pour faire mentir les statistiques ?
Une première méthode consiste à ne retenir que ce qui arrange dans les données existantes. Une autre méthode est celle de l’indicateur écran. Sur le pouvoir d’achat, par exemple, l’attention a été focalisée sur la question des prix, sans guère évoquer la question des inégalités de revenus, pourtant essentielle dans ce débat. On peut aussi changer la façon de compter tout en gardant, en apparence, le même indicateur. C’est facile avec les données administratives qui sont, par définition, sous le contrôle de l’administration. C’est ce qui s’est passé entre 2005 et 2007 avec les chiffres du chômage. Enfin, on peut simplement faire dire aux chiffres ce qu’ils ne disent pas. C’est aussi assez fréquent.
Vous dénoncez une intensification des manipulations statistiques de la part des gouvernements à partir de la campagne présidentielle de 2002. Des bidouillages sont pourtant dénoncés depuis les années 1950. Qu’est-ce qui a changé depuis sept ans ?
Dans une société de plus en plus médiatisée, le chiffre en vient à tenir lieu d’argument. En outre, le gouvernement actuel affiche une culture du résultat qui renforce le poids des indicateurs chiffrés dans le débat public. Tous ces éléments expliquent l’intensification des pressions qui peuvent peser sur les statisticiens.
A vous lire, on pourrait penser que, sous la pression des cabinets ministériels, les services statistiques sont devenus de simples outils de légitimation des politiques publiques, des organes de propagande. N’ont-ils plus aucune vertu démocratique ?
Ce que nous dénonçons, ce sont les usages dévoyés que les décideurs politiques font des statistiques publiques. Pour être au service de la démocratie, la statistique publique doit être, comme son nom l’indique, au service du public et des citoyens et non au service de la communication gouvernementale.
Vous expliquez par exemple que les heures supplémentaires – le “travailler plus pour gagner plus” de Nicolas Sarkozy – ne doivent leur succès qu’à une lecture complaisante des statistiques. Est-ce à dire que la mesure n’a eu aucun effet ?
Au moment de la présentation du paquet fiscal, le gouvernement se fonde sur une estimation du nombre d’heures supplémentaires par les entreprises, largement sous-estimées puisque ces dernières n’en déclarent qu’une partie. Mais avec l’entrée en vigueur de la loi, on a pu apprécier le nombre réel d’heures supplémentaires grâce à l’organisme chargé de collecter les demandes d’exonération. On a alors observé une augmentation de 30 % sur un an qui correspondait au fait que les entreprises s’étaient mises à déclarer l’ensemble des heures supplémentaires, qui n’avaient que très peu augmenté en réalité. Et encore, cette augmentation était due en partie à une modification de la réglementation sur les heures supplémentaires dans les cafés, hôtels et restaurants. Mais ces deux facteurs ont été tus par le gouvernement qui s’est contenté de se féliciter d’une hausse de 30 % qui n’existait que sur le papier.
Pouvoir d’achat, chômage, immigration, travail : l’action gouvernementale ne paraît tournée que vers la manipulation des chiffres, avec un certain cynisme, comme s’il était plus important d’agir sur les chiffres que sur la réalité…
Ce qui est certain, c’est qu’il est plus facile de manipuler les chiffres dans un discours que d’agir sur certaines réalités, comme le chômage ou la pauvreté.
La nouvelle méthode de calcul du nombre de chômeurs, en place depuis janvier, est-elle moins soumise à caution que la précédente ?
Il n’y a pas de nouvelle méthode de comptage des chômeurs mais une nouvelle présentation des chiffres mensuels des demandeurs d’emploi inscrits au Pôle emploi. Tous ces demandeurs ne sont pas chômeurs selon les critères internationaux, et inversement de nombreux chômeurs ne sont pas inscrits au Pôle emploi. La publication du ministère du Travail met bien en avant le nombre total d’inscrits (environ 3,5 millions), conformément aux recommandations des rapports officiels, mais le communiqué de presse privilégie une souscatégorie d’inscrits dont le nombre (2,5 millions) est très inférieur. Comme le nombre de chômeurs calculé par l’Insee ne peut être connu que par enquête, bien après la publication du chiffre mensuel des demandeurs d’emploi, on peut craindre une instrumentalisation de cette sous-catégorie d’inscrits, comme cela a été le cas de 2005 à 2007.
La création d’une Autorité de la statistique publique prévue dans la loi de modernisation de l’économie peut-elle améliorer la situation ?
Cela n’aura aucun effet sur la rétention ou la censure d’informations. Cela ne modifiera pas non plus les conditions de production des données administratives et n’empêchera pas les responsables politiques de faire dire aux chiffres ce qu’ils ne disent pas. L’indépendance de la statistique publique ne se décrète pas. Elle se construit dans la durée.
Propos recueillis par Hugo Lindenberg
Le Grand Truquage –Comment le gouvernement manipule les statistiques par le collectif Lorraine Data (La Découverte), 182 pages, 13€
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