L’ancien président de la République est décédé ce jeudi 26 septembre. L’écrivain revient sur les années Chirac dans un texte qu’il nous a transmis.
On était presque en l’an 2000 et on s’attendait à voir des voitures volantes quand on a vu débarquer le président élu dans une CX Prestige, la voiture de l’année 1975. J’avais 5 ans la première fois que j’ai exercé mon goût sur un objet quelconque, et cela avait été, je m’en souviens précisément, pour déplorer la laideur du hayon arrière concave et des phares jaunes visqueux de cette aberration automobile. Dix ans plus tard la chose était encore plus lugubre : j’avais 15 ans, je ne revoterais pas avant mes 22 ans et l’homme que j’avais sous les yeux, ivre de joie dans son intérieur crème, serait le président de ma jeunesse.
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Il était évident que cela n’allait pas marcher très longtemps. Et la panne est arrivée très vite : j’ai un mauvais souvenir des grèves de 1995, lié à l’attente, pendant tout le mois de décembre, d’une pièce de rechange pour ma mobylette — la déviation toute neuve qui menait au lycée au travers champs était interminable.
Un mois plus tard, Mitterrand mourrait. L’enfance, comme la République, est pleine de rites ridicules et de rois thaumaturges. Je m’étais convaincu, très jeune, que voir le président Mitterrand me donnerait accès à la vie éternelle. La chose, à l’exception peut-être d’un hélicoptère aperçu au-dessus du rond-point de Bondoufle un jour de visite présidentielle à l’hippodrome d’Evry, avait évidemment échoué, et je crois que je n’ai plus jamais depuis remis le moindre sacré dans la politique — et Chirac est le nom intime de ce désenchantement.
« 35 heures payées 39 »
La seule bonne nouvelle de cette période aura été la sortie de la VHS de L’année des Guignols 1995, que j’allais visualiser en boucle, le mercredi après-midi, chez un copain de lycée après avoir fumé de l’herbe : la marionnette du Chirac fébrile de la présidentielle passée était alors d’une drôlerie irrésistible.
On comprend mal cette époque, ce sentiment d’ennui, de glaciation morbide, si on omet de préciser que pour nous, la Génération Mitterrand — aussi naturellement optimiste que la Génération Thatcher, en Grande-Bretagne, était naturellement pessimiste — la dissolution manquée de 1997 et les années de gauche plurielle du gouvernement Jospin ont pu apparaître, au milieu de ce marasme politique, comme l’équivalent d’une révolution réussie : entre le « Ne travaillez jamais » de 1968 et le « Travailler plus pour gagner plus » de 2007, le slogan de 1997, « 35 heures payées 39 », est resté le seul qui se soit concrètement réalisé.
L’an 2000 est passé tout doucement. Les comptes de l’assurance chômage étaient excédentaires et la croissance frôlait les 4 %. Je travaillais souvent en intérim pour des entreprises débordées par leurs carnets de commandes. Il fallait construire en urgence des nouveaux racks de stockage jaune et bleu dans des entrepôts blancs. Le monde, à défaut d’être exaltant, était neuf et paisible. Les journées de travail s’arrêtaient à 17h.
On s’inquiétait, sans grande passion, de trouver les programmes économiques de la droite et de la gauche à ce point similaires — c’était le triomphe de la convergence à la Aron et de la fin de l’histoire à la Fukuyama. La politique s’était résorbée dans l’économie et nous étions enfin modernes. Même Houellebecq, dans Plateforme, le grand roman de la division internationale du travail et du triomphe monotone de la social-démocratie, semblait souscrire à cette analyse. L’alliance entre un premier ministre austère et un président jovial a même paru, un court instant, exaucer les promesses institutionnelles les plus secrètes de la Cinquième République.
La cohabitation aura ainsi été l’événement politique majeur du changement de millénaire. Etrangement, la seule réforme conséquente de ses années inertes aura été d’en restreindre la possibilité future en ramenant le mandat présidentiel à 5 ans. L’an 2000, avec le recul, n’aura servi qu’à ça : à abréger de deux ans le caractère interminable de notre jeunesse politique manquée, à mettre fin à ce divertissement pénible qui consistait à contempler, de loin en loin, l’incroyable résilience du droitier contrarié le plus célèbre de France — donné deux fois vainqueur Jacques Chirac avait été deux fois vaincu, donné deux fois vaincu il finira deux fois vainqueur.
Douze ans de présidence
Je me souviens de la campagne de 2002. Entre une émission sur les nouveaux barbares du Loft et un débat sur le Moyen-Orient à l’ère des dominos démocratique, un présentateur aux cheveux clairsemés rêvait du troisième homme et du rebondissement qui viendrait mettre fin à l’interminable feuilleton d’un second tour Jospin/Chirac. Chevènement et Bayrou apparaissaient alternativement comme des terres promises, et on se réjouissait, en attendant, de la présence pittoresque de trois candidats trotskistes.
En termes de rebondissement le 21 avril n’a pas du tout déçu. J’étais à Paris au soir des résultats et je me souviens d’un visage terrifié entraperçu à la porte du QG de Jospin, rue Saint-Martin — impossible de me souvenir s’il s’agissait de Montebourg, de Peillon ou d’Hamon. Je suis remonté ensuite jusqu’au QG de Chirac, me faufilant, ironique, au milieu de la foule de chiraquiens en délire — chiraquien désignant alors un type sociologique cocasse dont il était permis de se moquer librement —, jusqu’à des toilettes de chantier en plastique. C’est de là que j’ai assisté à l’arrivée euphorique de Jacques Chirac et à l’extinction soudaine de mon ironie — je ne crois pas que je reverrai de ma vie une telle quantité de bonheur.
Trois ans plus tard, un AVC le conduirait à ressortir les lunettes noires qu’on ne lui avait pas vu porter depuis 1988. Il n’a plus fini, depuis, de disparaître, derrière ces lunettes de jeune homme moderne des années 1960, derrière son omniprésent ministre de l’intérieur, derrière le prompteur sur lequel il avait lu ce soir-là un texte relatif à l’état d’urgence — on était en pleine crise des banlieues mais la gravité de la situation semblait lui échapper un peu. C’était comme s’il avait lentement remonté la vitre de sa CX Prestige et refermé la parenthèse, peu convaincante, de son double mandat.
Douze ans de présidence, c’est plus longtemps qu’aura duré l’Empire, c’est plus longtemps qu’il en faut d’habitude à la France pour faire une révolution. C’est le temps qu’auront duré les deux mandats de Jacques Chirac, c’est le temps qu’il a fallu pour que l’an 2000 passe de fabuleux à décevant.
C’est même assez longtemps pour que passe un cycle entier du temps et que nous reviennent les premières images émues de notre jeunesse politique gâchée.
La jeunesse de Jacques Chirac du temps où il était le premier ministre de Giscard et Mitterrand, du temps où il portait de grandes lunettes noires de cadre dynamique a ainsi commencé à faire l’objet d’un culte discret, comme si l’homme politique séduisant et fantasque qu’il avait d’abord été, celui de l’appel de Cochin, des motocrottes, de la bagnole et des années Reagan devait faire oublier le président non désiré qu’il est devenu ensuite.
Plus étrangement, l’an 2000, dont on a rétrospectivement beaucoup moqué le culte ridicule, commence à apparaître comme une sorte d’âge d’or, d’apogée libérale et de court moment de paix, avant les grands effondrements — tours, banlieues pavillonnaires, Etats — de la décennie suivante.
La nostalgie de Jacques Chirac est la chose la plus triste qui pouvait nous arriver.
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