Depuis le 14 octobre, un mouvement social d’une ampleur inégalée depuis des décennies secoue le Chili. Le politologue Felipe Agüero Piwonka, professeur à l’Université du Chili à Santiago, livre son analyse de ce mouvement endeuillé par la mort de quinze personnes.
Depuis quelques jours, les images qui nous parviennent du Chili témoignent d’un climat de guerre civile qui n’est pas sans rappeler l’époque de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990). Tanks et militaires armés investissent les rues, pourchassent les manifestants et sèment la panique dans des rassemblements pacifistes. On dénombre quinze morts depuis le début du mouvement de contestation contre la hausse du prix du métro, et plus largement contre les inégalités criantes qui divisent le pays.
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Alors que le président chilien Sebastián Piñera (étiqueté à droite) a changé de braquet, en annonçant cette nuit du 22 octobre des mesures sociales, dont une augmentation de 20 % du minimum retraite, et le gel des tarifs de l’électricité, nous avons interrogé Felipe Agüero Piwonka, professeur de sciences politiques à l’Université du Chili, à Santiago.
🔴Tanquetas militares avanzan por calle Apoquindo entre La Gloria y Warren Smith, en #Santiago pic.twitter.com/Jr1xnhRNpb
— BioBioChile (@biobio) October 21, 2019
Comment analysez-vous le soulèvement populaire qui a lieu au Chili depuis le 14 octobre ? La hausse du prix du ticket de métro est-elle l’unique raison de cette contestation sociale ?
Felipe Agüero Piwonka – Ce soulèvement a en effet commencé par une contestation de la hausse du prix du métro. Au départ, il n’était pas prévu que cette contestation initiale se poursuive jusqu’à la grande déflagration sociale qui a eu lieu vendredi 18 octobre. Ni qu’elle continue jusqu’à aujourd’hui, même s’il y avait de façon générale une épaisse couche de frustrations accumulées au sein de la population, du fait d’abus en tous genres.
Deux facteurs spécifiques expliquent que le mouvement se soit étendu si largement dans la population. D’une part, la violence policière répétée, arbitraire et extrême qui a été utilisée pour réprimer les jeunes collégiens et lycéens qui bloquaient le métro. Le fait que des étudiants, des usagers du métro et du public en général assistent à cette répression a contribué à augmenter la colère et la rage. Cela a mis en évidence l’attitude d’abus systématique à laquelle les jeunes sont soumis, et, plus largement, d’autres secteurs de la population. D’autre part, le gouvernement a été incapable de gérer la crise que nous vivons. Au lieu de montrer de l’empathie, de la compréhension, même partielle, et d’appeler au dialogue, il s’est contenté de réprimer, sans plus d’idées pour élaborer un scénario de sortie.
Il y a quelques jours, le président Sebastián Piñera a justement déclaré que le Chili était “en état de guerre”, et a mis en place l’état d’urgence. Que pensez-vous de cette manière martiale de gérer la crise ?
Comme je le disais précédemment, le gouvernement a témoigné d’une capacité incroyablement faible à gérer la crise. On croirait – car ce n’est pas la première fois que cela se produit, il y a eu des crises antérieures – que son ADN ne le conduit qu’à recourir à des méthodes répressives. On l’a vu dans le cas de l’Araucanie [région du sud du Chili, où un jeune mapuche a été tué par les Forces spéciales fin 2018, ce qui avait engendré une violente répression de la contestation, ndlr]. La déclaration irresponsable du président selon laquelle “nous sommes en état de guerre” n’a fait que contribuer à augmenter le conflit, et à désolidariser sa propre équipe. De fait, le militaire en charge des forces de l’ordre à Santiago, qui est responsable de la Zone en état d’urgence, a affirmé que lui n’était en guerre contre personne.
Chile president announces social measures to stem street violence #AFP https://t.co/Ao0eKBJ4L4
📷 @ugartep pic.twitter.com/h7dMSfZgKg— AFP Photo (@AFPphoto) October 23, 2019
Dans son discours, Piñera s’est dit plus précisément en guerre “contre un ennemi puissant (…) qui a l’organisation et la logistique propres à une organisation criminelle”. Cette rhétorique de l’ennemi de l’intérieur rappelle la rhétorique pinochetiste contre l’ennemi communiste. Le spectre du pinochetisme hante-t-il toujours le Chili ?
Sans nul doute, et cela se voit clairement dans ce type de conjoncture. Il y a des secteurs à l’intérieur du gouvernement qui sont directement issus du pinochetisme, comme par exemple son ministre de l’Intérieur. Mais la question la plus importante est sa myopie à voir plus loin, à comprendre que le mécontentement existe vraiment, pour des raisons tant objectives que subjectives. Pour le gouvernement, il est plus facile de considérer tout problème comme le résultat d’une conspiration organisée par des ennemis.
Esto pasó hoy 22.10.2019, Concepción, CHILE. Cerdos de mierda pic.twitter.com/pCNJ4dThTS
— Álvaro Domínguez Montoya (@alvardominguez) October 23, 2019
Les images diffusées sur les réseaux sociaux témoignent d’un climat de guerre civile. 15 personnes sont mortes lors d’émeutes ces derniers jours, ce qui semble inconcevable en démocratie. Comment expliquer cela ?
Quand on met en marche un mécanisme d’action militaire, comme l’est l’état d’urgence, qui restreint les libertés de réunion et de mouvement, et que l’on ajoute à cela un couvre-feu, il est inévitable que des résultats militaires se produisent – c’est-à-dire des morts et des blessés.
Le mouvement social réclame la démission de Sebastián Piñera. Cela vous semble-t-il possible ?
Le cours des événements est toujours incertain. Je ne pense pas que le mouvement ait encore la force nécessaire pour obtenir sa démission. Mais ce qui serait plus important encore serait d’obtenir un changement de direction des orientations du gouvernement. Et, pour obtenir cela, il faut une mobilisation populaire soutenue, avec des leaders identifiés, qui n’existent pas encore. Dans ce contexte, je ne suis pas convaincu qu’une démission serait l’issue la plus positive. Le principal serait d’obtenir un changement des équipes ministérielles et de la configuration des instances de participation. Ce qui déboucherait sur un véritable changement de direction, toujours à l’intérieur des institutions.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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