Juan Martín Guevara avait 23 ans quand son frère a été fusillé, en 1967, en Bolivie. Il en a aujourd’hui 72, et tente de rendre son authenticité au Che, devenu une icône récupérée par le capitalisme. Il partage avec nous les souvenirs de son frère.
“Je suis allé deux fois à La Higuera, le hameau perdu du sud bolivien où mon frère a été exécuté en 1967. J’ai attendu quarante-sept ans pour le faire. J’y ai découvert une boutique à ciel ouvert où l’on essaie sans arrêt de te soutirer de l’argent. Tout un commerce touristique est fait autour de la figure du Che.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ernesto luttait pour la libération du continent américain, et il y a des types qui exploitent son image pour se faire de l’argent. Pour d’autres, il est même devenu “San Ernesto de La Higuera”. Les gens lui adressent des prières, lui réclament des miracles. Tout ça n’a rien à voir avec mon frère.
“Aquí va un soldado de América”
Il est devenu un mythe dont je me suis détaché, et que je me propose de combattre en lui redonnant un visage humain. Qu’Ernesto ait une valeur mystique ou religieuse n’a aucun intérêt. Les mythes et les cultes apaisent l’âme humaine et nous incitent à accepter la réalité telle qu’elle est. Redonner au Che une valeur humaine, c’est lui redonner une valeur révolutionnaire.
A partir de 1950, il a enchaîné les voyages qui l’éloignaient toujours plus de l’Argentine. L’ultime départ se déroula le 8 juillet 1953 sur une plate-forme de la gare Retiro General Belgrano, à Bueno Aires. Lorsque le train s’ébranla, Ernesto prononça cette phrase prémonitoire en riant : “Aquí va un soldado de América”. Il n’est jamais revenu de cette aventure qui l’a conduit jusqu’à la Sierra Maestra cubaine.
“On s’est rendu compte qu’il se transformait à travers ses lettres”
On s’est rendu compte qu’il se transformait à travers ses lettres. Chacune d’entre elles était un événement autour duquel se réunissait la famille. Il fallait parfois des heures pour les déchiffrer car son écriture était illisible. Elles étaient un savant mélange d’humour, d’ironie et de dissertations économiques, historiques et philosophiques.
C’était un lecteur infatigable et très éclectique. C’est lui qui lisait le plus d’ouvrages politiques dans la famille, évidemment, mais pas seulement. Il lisait beaucoup de philosophie, et avait même lu les œuvres complètes de Freud. En 1954, il nous écrivait déjà que deux “je” se battaient en lui, “le socialiste et le voyageur”. Il constatait l’exploitation des faibles par les puissants : il devenait marxiste. Au bout d’un moment, il a cessé de nous écrire, ce qui signifiait qu’il était passé à la clandestinité.
“Ces poumons de merde m’ont enfin servi à quelque chose”
En 1959, quelques jours après la révolution cubaine, Fidel Castro a décidé de nous faire venir, mon père, ma mère, ma sœur Celia et moi, à La Havane pour célébrer la victoire sans en parler à Ernesto. Il aurait repoussé l’idée pour ne pas gaspiller l’argent du nouvel Etat révolutionnaire.
Je ne l’avais pas vu depuis six ans. Il n’avait plus rien d’un médecin. Il portait l’uniforme vert olive, la large ceinture élastique kaki et le béret noir à étoile rouge de Comandante qui ne l’ont plus quitté. Voir mon frère en Comandante, lui qui s’est fait réformer du service militaire argentin en arguant de son asthme, était sidérant.
A l’époque, il nous disait : “Ces poumons de merde m’ont enfin servi à quelque chose”. J’avais changé aussi. Il était non seulement mon frère, mais aussi mon camarade de lutte, mon modèle. Je souhaitais rester à Cuba avec lui pour participer à la révolution. Mon père me l’a interdit. Si j’étais resté, j’aurais moi aussi combattu en Bolivie, et il aurait peut-être survécu.
Une rupture entre partisans et opposants à la lutte armée
Emporté par l’élan de ma mère et l’exemple de mon frère, je me suis mis à militer activement au Partido revolucionario de los trabajadores (PRT). La révolution cubaine avait provoqué une rupture à l’intérieur des partis de gauche entre ceux qui étaient pour la lutte armée et ceux qui étaient contre. Ma mère et moi étions pour, Ernesto nous avait convaincus.
En 1974 et 1975, j’ai été arrêté. Mon appartement a été fouillé et on y a trouvé des documents du PRT et des livres “compromettants”. La loi sanctionnait “les activités subversives dans toutes ses manifestations” – autant dire quiconque s’opposait au gouvernement d’Isabel Perón. Je suis resté plus de huit ans en prison. C’était heureusement avant le coup d’Etat du 24 mars 1976, car à compter de cette date, la mort devint la punition la plus commune.
Mon nom n’a joué aucun rôle dans mon arrestation. Lors de ma détention en revanche, être le frère du Che n’a jamais été neutre. Soit cela empirait les choses, soit cela les rendait moins mauvaises. J’ai été libéré en 1983. En mon absence, le Che était devenu un personnage historique.
La jeunesse argentine se l’est réapproprié lors de la crise, entre 2001 et 2003. Je pense qu’il peut être encore utile, y compris pour ceux qui occupent la place de la République à Paris. S’il fallait retenir un enseignement de la pensée du Che, c’est que le pouvoir se prend, il ne se demande pas.”
Mon frère le Che (Calmann-Lévy), 348 pages, 20 €
{"type":"Banniere-Basse"}