En 2016, après six ans de travaux, Châtelet aura changé de visage. En attendant, il reste le point de convergence de la jeunesse de Paris et sa banlieue. Immersion.
Ici, ça chambre, ça jacte, ça négocie dans tous les sens. Ici, les argots de toute la région parisienne se croisent en même temps que les lignes de RER. En permanence, on apprend de nouveaux mots.
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La « niafou » est une fille un peu vulgos qui, pour plaire aux mecs, va parfois se parfumer gratos dans le Sephora du Forum. Le « mamadou lines » est son pendant masculin alors que le « bougzer » est un gars de la cité avec piercings et crête. On schématise. Chacun a sa définition, son accent. Vu de l’extérieur, les conversations sont aussi incompréhensibles que drôles. Et elles n’arrêtent jamais.
« Des meufs nous ont embrouillées (…) on s’est battues avec elle. »
Un jour, dans un coin de Châtelet, on tombe sur Amell. Avec quatre copines, elle fume tranquillement une chicha. Elle parle beaucoup, vite et fort. Elle est drôle, insolente. Amell a 17 ans. Elle a grandi entre Dourdan et Grigny et est venue pour la première fois à Châtelet il y a deux ans.
« Ce jour-là, j’étais avec des meufs de Grigny, on traînait au niveau de la place Carrée, dans le Forum, pas très loin du H&M. Des meufs nous ont embrouillées. Elles nous ont demandé d’où on venait. Bah, on s’est battues avec elles. Et on est revenues le lendemain. Bah, on s’est encore battues ! » Elle éclate de rire.
Quelques jours plus tard, on la retrouve seule chez Momo, rue Saint-Denis. Il est 17 heures, elle mange un grec. « Je viens tout le temps ici, dit-elle. Momo est une légende de Châtelet, tout le monde le connaît. Parfois, quand on n’a pas d’argent, il nous fait cadeau… »
Juste au-dessus de sa tête, la télé branchée sur Arsenal-West Ham hurle à tue-tête. « Châtelet, c’est chaud, faut se faire respecter. Aujourd’hui, les filles n’ont plus peur de se battre. On se tire pas les cheveux, on se griffe pas, hein. On y va plus fort que les bonhommes. Maintenant, ouais, c’est patate-balayette. »
Il y a quelques mois, un samedi vers 19 h 30, elle traînait avec une bande de copines, les Baana Danger. Au niveau de la fontaine des Innocents, elles sont tombées sur une bande rivale, les Baana Massacreuses. Une fille a pris un coup de stylo dans la cuisse.
Les flics ont débarqué à cinquante, ils ont gazé tout le monde, Amell s’est fait arrêter. Pour cette affaire, pas sa première, le jugement vient de tomber. Amell a été placée dans un centre d’éducation renforcée. Elle ne peut plus sortir le soir et n’a de permission qu’un week-end sur deux. « Je vais essayer de me calmer. Peut-être, je vais moins traîner par ici… »
Une modernisation des lieux qui vise à sécuriser
Après plusieurs années de palabres et polémiques, les travaux de réhabilitation de Châtelet ont commencé en mai dernier. Une partie des jardins du Forum, là ou se retrouvaient quelques papys boulistes, est désormais inaccessible, protégée par de grandes palissades vertes.
Le projet de réhabilitation prévoit d’y aménager une clairière de plus de 4 hectares. Comme le centre commercial, la gare sera aussi largement réaménagée. Plus spectaculaire, une immense feuille de verre, la Canopée, viendra chapeauter le Forum. La fin des travaux, d’un coût total de 760 millions d’euros, est prévue pour 2016.
Cette modernisation vise aussi à fluidifier et à sécuriser Châtelet. Moins de zones d’ombre, moins de passages étroits et donc moins de bandes qui s’installent et rivalisent. Une illusion ? Les trois lignes de RER et six lignes de métro continueront de se croiser dans la gare.
Dans le Forum, on vendra encore des fringues, des baskets et des disques. Dehors, les sex-shops de la rue Saint-Denis vont peut-être dégager, c’est en tout cas la volonté de la mairie. Mais en sera-t-il de même pour tous les bars, les fast-foods, les grecs ? Et quid des pierceurs, des tatoueurs, des vendeurs de fripes ou de fringues gothiques ? Il faudra plus qu’une feuille de verre et une augmentation générale des loyers pour démanteler un lieu aussi dense.
En attendant, jeunesse se passe donc encore ici, à Châtelet. Non loin d’une entrée du Forum, une petite bande s’active dans une boutique sombre. Mylène, 19 ans, cheveux rouges, piercing et tatouages apparents, lace les bottes noires de sa copine. Celle-ci patiente gentiment. « Vas-y, lui lance Mylène. Faut que tu traverses deux fois le magasin. La première fois, c’est pour t’habituer à la hauteur. La seconde fois pour voir si la taille est bonne… » La semelle des bottes fait une quinzaine de centimètres.
« Désormais, il y a plus de gothiques sur Montmartre ou Bastille, raconte Mylène, mais à Châtelet, on vient encore faire du shopping. On se retrouve autour de cette boutique, le Grouft, on passe aussi dans les boutiques du Forum. J’aime bien Châtelet, il y a de l’énergie. » Elle sourit. « En fait, c’est à cause de ma mère si je viens ici, c’est elle qui m’a donné envie… »
L’intéressée n’est pas loin. « Je venais au milieu des années 1980, raconte Valérie la maman, coiffeuse à domicile. Mes parents étaient stricts, il n’y avait rien d’extravagant dans mon look. Alors, ici, j’en prenais plein les yeux. Je venais seule, je m’installais autour de la fontaine des Innocents et je regardais les gens. Ils étaient incroyables. D’un côté, il y avait les gars et les filles avec des coupes iroquoises. Quelques mètres plus loin, c’était les new wave, lookés comme Robert Smith. Puis, au fond, au niveau des arcades, il y avait les punks. C’était dépaysant pour moi qui venais de Boulogne… Je suis contente que ma fille Mylène vienne ici, qu’elle ait une personnalité, du caractère. »
Démonstration quelques minutes plus tard. Un gars à casquette persifle sur le passage de Mylène. Elle hurle : « Qu’est-ce t’as, toi ? T’as un problème ? » Le gars baisse les yeux. Ici, mon pote, c’est Châtelet.
Marc Beaugé
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