Alors qu’un nouveau plan d’austérité est exigé de la Grèce pour débloquer une aide, la crise bat son plein à Athènes. Deux jeunes journalistes racontent trois journées qui ont vu la Grèce trembler.
Mercredi 15 juin. Midi. il fait très chaud. Des dizaines de milliers de personnes sont rassemblées en face du Parlement, situé en plein coeur d’Athènes, place de Syntagma. Un type de manifestation inédit en Grèce se met en place : il n’y a pas de partis politiques, pas de syndicats ou de révolutionnaires professionnels. Juste des gens, très différents : des activistes et des apolitiques, des chômeurs et des bobos, la gauche et la droite. Le tout ressemble à un immense squat. Nous sommes là aussi, Phèdre et Oreste d’aujourd’hui, non pas acteurs d’une tragédie ancienne mais les victimes de la crise moderne.
Tout le monde rit mais l’air pue l’agressivité
On ne parvient pas à retrouver nos amis ou collègues. Alors on marche entre les gens, en essayant de trouver à quel groupe on peut bien appartenir. Pas facile sans les habituelles banderoles des associations d’étudiants. Leurs substituts ont plus d’imagination. “Décidez-vous maintenant : l’hélicoptère ou le corbillard”, lit-on par là. En face de nous, il y a une femme si âgée que son corps forme un angle droit. Elle parle à un flic parmi les centaines qui nous entourent :
“Mon fils, tourne ton bouclier de l’autre côté. Je touche 400 euros par mois, et bientôt tu seras comme moi. Alors, s’il te plaît, tourne ton bouclier vers le Parlement.”
L’atmosphère est très étrange : tout le monde rit mais il y a quelque chose dans l’air qui pue l’agressivité. Peut-être est-ce à cause de la barrière élevée par la police où encore parce que les journalistes ont annulé leur grève pour couvrir les événements.
On a maintenant atteint le centre de la place sans avoir trouvé la nôtre, de place. Un groupe de gauchistes commence à danser, tournant dans un cercle immense, sous les frappes des tambours et des slogans qui fusent contre les politiciens et le FMI : “On ne paie rien aux voleurs et aux usuriers.”
Une guerre jouée d’avance
Riposte : une fumée blanche apparaît. Tout le monde commence à pleurer, à tousser et à maudire les flics qui ont osé balancer des gaz chimiques sur une place remplie de monde. Les jeunes commencent à courir, quelques personnes âgés s’évanouissent, personne ne va très loin. “On ne part pas, on ne part jamais !”, crient les plus courageux. Une fois les fumées toxiques évaporées, chacun se remet en position pour continuer, jusqu’à la prochaine attaque de la police. Le centre d’Athènes ressemble à un champ de bataille mais cette guerre est jouée d’avance : les casseurs collaborent avec la police et le but n’est que de détruire une des plus massives manifestations survenue depuis trente ans.
Elle prend ses racines dans le networking alternatif et les réseaux sociaux d’internet. Suivant l’exemple espagnol, quatre ou cinq événements de Facebook ont invité les gens à occuper la place de Syntagma le 25 mai. Plus de 40 000 personnes avaient répondu présent. Le jour dit, 50 000 foulaient la place, sans aucune intention de partir. Twitter a ensuite pris le relais et le mouvement des “indignés” a fait son apparition sous le nom : “#25mgr”. Il est devenu un manifeste sans mots pour un grand nombre de personnes, qui demandent “Real Democracy Now”.
« Envoyer des tweets sur un iPad 2 à 800 euros, c’est ça la révolution grecque »
Sur le réseau, la conversation bat toujours son plein. Il y a ceux qui sont pour : “La tête du parti d’extrême droite dit que tout le monde doit quitter Syntagma et retourner travailler. Imbécile, le travail, il n’y en a pas !” D’autres sont plus sceptiques : “Envoyer des tweets empathiques envers les chômeurs sur un iPad2, qui coûte 800 euros, c’est ça la révolution grecque.”
Ceux qui ne supportent pas le mouvement des indignés disent qu’il n’a que l’indignation comme dénominateur commun. D’un côté, il y a les fascistes qui évoquent la Grèce glorieuse de l’Antiquité. Ils crient leur frustration contre les politiques en portant le drapeau grec. De l’autre, on trouve des intellectuels, des gauchistes et des apolitiques fatigués qui essaient de faire revivre l’idéal de la démocratie directe au centre de la place, avec des réunions où chacun peut exprimer ses opinions à la force de sa voix. Cette séparation idéologique a aussi trouvé sa topographie : les premiers squattent dans la rue devant le Parlement, les seconds en bas de marches, au centre de la place.
Avec la crise, les entreprises licencient sans culpabilité
Chaque jour, Athènes devient de plus en plus hostile. Chaque jour, un ami perd son boulot, un autre doit accepter la réduction de son salaire et un troisième déménage à l’étranger parce qu’il ne trouve pas de travail. Les boutiques sont toujours vides, les magasins ferment un par un. Les journaux aussi. On pense que notre tour va venir, mais on refuse de rester prostré. On sort toujours boire dans les endroits pas chers, on dîne moins souvent dehors ou plus du tout, on se retrouve chez les uns ou chez les autres. Le soleil aide un peu à tenir bon.
Depuis le début de la crise, les jeunes se retrouvent de plus en plus sur les places de la ville. Ce qui nous rend fous de rage c’est de voir que la crise économique est devenue une excuse parfaite pour pas mal d’entreprises qui n’hésitent pas à couper les salaires, ou virer des salariés sans aucune culpabilité.
Fin d’après-midi. On apprend que le Premier ministre cède le pouvoir. Information contredite, c’est la confusion, on ne sait à quoi s’en tenir. Un gouvernement composé de membres de tous les partis apparaît comme la seule solution, même si tout le monde sait qu’elle ne durera pas. Honte, il n’est même pas question d’élections. Quid de la responsabilité politique ?
Le remaniement arrive, mais on ne croit pas que les choses changeront
Jeudi, le 16 juin. Les naïfs disent que le “petit Georges” – comme tout le monde ici appelle le Premier ministre Georges Papandréou – va réfléchir très fort et nommer les membres exécutifs de son Conseil les plus dignes aux postes les plus dignes. Le remaniement a pris un jour de plus. Même la mère de mon voisin sait que tout cela fait partie du jeu politique. Mais peu importe parce que personne n’écoute la voisine.
Vendredi 17 juin. Le remaniement espéré est arrivé ! A la rédaction, on apprend la nouvelle par internet. Twitter est en feu. Un utilisateur paraphrase un proverbe grec et résume parfaitement la situation. “Georges a changé, en portant les mêmes vêtements ailleurs.” Georges Papakonstantinou, le cauchemardesque ministre des Finances est devenu celui de l’Environnement. D’autres ministères ont modifié leur nom. Mais on ne croit pas que les choses changeront.
Dehors les enfants jouent, les papillons volent, les vierges remplissent des pichets de vin et les musiciens composent des péans (chant en l’honneur d’un dieu) pour ce nouveau jour. Pas parce que la solution a été trouvée, mais parce que l’été est arrivé et qu’ici tout le monde est content pendant l’été. C’est comme ça depuis l’Antiquité.
Phaedra Vokali et Orestis Plakias
Phaedra Vokali, 27 ans, est rédactrice en chef du magazine Cinéma, programmatrice au Festival international du film d’Athènes ; Orestis Plakias, 28 ans, est journaliste