Le naufrage d’un bateau de migrants ce week-end en Méditerranée a provoqué la mort de 800 personnes. Que peut faire l’Europe pour éviter ces drames à répétition ? Nous avons interrogé le chercheur en science politique, spécialiste des flux migratoires François Gemenne.
Le nombre de migrants morts en essayant de traverser la Méditerranée ne cesse d’augmenter. Comment expliquer que l’on ne réussisse pas à éviter ces catastrophes ?
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François Gemenne – Je dirais qu’il y trois facteurs explicatifs. Le premier c’est le fait que les pressions à la migration sont de plus en plus grandes en raison de crises politiques et écologiques, si bien qu’il n’y a jamais eu autant de migrants dans le monde qu’aujourd’hui. Il n’y a jamais eu autant de personnes déplacées de force depuis le fin de la Seconde Guerre mondiale. Les migrants sont donc très déterminés et poussés par le désespoir.
Le deuxième raison c’est que parallèlement à cette pression, l’Europe a de plus en plus fermé ses portes, et les voies d’accès légales à l’Union européenne. Par conséquent, les moyens d’entrer dans l’Europe sont devenus illégaux et dangereux, comme la traversée de la Méditerranée. Il n’y a pas de véritable politique d’immigration et d’asile en Europe : pour le moment on se contente d’une politique de surveillance des frontières, qui est devenue l’alpha et l’oméga de la politique européenne en matière d’immigration.
Les drames dans la Méditerranée sont les conséquences de cette fermeture. A chaque fois qu’il y a une catastrophe, l’Europe dit que c’est la dernière, ou que c’est un accident, sans réaliser que malheureusement ce sont des catastrophes structurelles provoquées par ses propres politiques.
Il y a enfin un facteur davantage conjoncturel, qui réside dans le fait que la Libye est devenue une zone de non-droit, une jungle, où les passeurs se sont organisés en réseaux criminels, qui entassent des centaines de migrants sur des bateaux de fortune. Dès qu’il y a un naufrage, le nombre de morts est décuplé. Il y a dix ans, c’étaient des embarcations plus petites, qui contenaient une petite dizaine de migrants, et les passeurs participaient certes à une activité criminelle, mais ils étaient plus des accompagnateurs, soucieux du sort des migrants.
1 500 personnes sont mortes en passant par le canal de Sicile depuis le 1er janvier 2015, alors que l’année dernière à la même époque ce chiffre s’élevait à 90. Pourquoi cette disproportion ?
Cela peut-être dû aux conditions météo, et au choix de routes de navigation qui dépendent des passeurs. Et il y a des phases : en Libye, beaucoup de migrants sont candidats au départ, et attendent de pouvoir partir depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Surtout, l’opération Mare Nostrum, qui avait été lancée par le gouvernement italien, et qui était encore en activité à la même époque l’année dernière, avait permis le sauvetage de plusieurs milliers de migrants. Aujourd’hui il n’y a plus d’opération humanitaire de cette envergure en Méditerranée. L’opération Triton, censée la remplacer, est une opération policière, de lutte contre les passeurs, qui n’a plus aucune vocation humanitaire. Par conséquent il n’y a plus personne pour aller secourir les migrants quand ils sont en dehors des eaux territoriales.
Pourquoi l’opération Mare Nostrum s’est-elle arrêtée ?
Mare Nostrum avait été initiée par l’ancien président du Conseil Enrico Letta il y a plus d’un an, et poursuivie par Matteo Renzi. Celui-ci avait constaté que la Méditerranée se transformait en cimetière, et qu’il n’était plus tolérable pour un pays civilisé d’accepter ainsi d’être la route migratoire la plus dangereuse du monde. Il avait donc décidé une réponse de bon sens, qui lui fait honneur : une vaste opération de sauvetage humanitaire, qui avait consisté à réquisitionner la marine italienne pour sillonner la Méditerranée et aller récupérer les embarcations de migrants avant qu’elles ne se trouvent en difficulté. La marine italienne récupérait les migrants et les amenait en Italie.
Renzi espérait que l’opération Mare Nostrum ne serait pas seulement une opération italienne, et que les autres pays européens se solidariseraient autour de cette question. Quand la marine allait chercher ces migrants et les ramenait en Italie, c’est l’Italie qui avait leur charge.
Au bout d’un an Matteo Renzi, dégoûté, a constaté qu’il n’y avait aucune solidarité européenne, que les autres Etats s’en lavaient complètement les mains, voire étaient contents de voir que l’Italie gérait seule le problème. Pour lui ça ne pouvait pas continuer. La charge n’était pas également répartie en Europe. Il a donc décidé d’arrêter Mare Nostrum.
Elle a donc été remplacé par une opération européenne nommée Triton, coordonnée par Frontex – l’agence de surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne. Mais ce n’est pas une opération de sauvetage proactive, c’est une opération policière de lutte contre les passeurs, notamment dans leurs pays d’origine. Il n’y a donc plus de bateaux qui sillonnent la Méditerranée à la recherche de migrants. Il est donc faux de dire que Triton a remplacé Mare Nostrum.
François Hollande a qualifié les passeurs de « terroristes », et a appelé à un renforcement des moyens de l’opération Triton. Cela suffira-t-il ?
Non, je pense que c’est une réponse démagogique. Bien sûr, il faut lutter contre les passeurs, tout le monde le dit, même les ONG de défense des migrants. Il faut donc certainement renforcer l’opération Triton. Mais la priorité des priorités me semble être de relancer une opération humanitaire de grande envergure pour éviter que ce genre de catastrophe ne se reproduise. Et dans le plus long terme, il faut développer une véritable politique européenne d’asile et d’immigration.
Les ministres européens vont commencer à se réunir aujourd’hui au Luxembourg. J’espère qu’ils vont rétablir des voies d’accès légales à l’Union européenne car il ne faut pas oublier que la raison d’être du business des passeurs c’est qu’il n’est quasiment plus possible d’entrer en Europe par des voies légales. Si vous rétablissez des voies légales, vous tuez le business des passeurs. C’est parce que les frontières sont fermées que ces drames se produisent.
La solidarité des pays de l’Union européenne sera-t-elle la clé ?
Clairement, il faut une solidarité européenne sur cette question, il faut un meilleur partage de la politique migratoire, qui passe éventuellement par la remise en cause des conventions de Dublin. Celles-ci disent que le migrant doit demander l’asile dans le premier pays européen qu’il traverse. Ce qui veut dire que de facto, comme les migrants viennent généralement du Sud, ce sont les pays de la rive nord de la méditerranée – l’Italie, la Grèce et Malte – qui assument l’essentiel de la charge de recevoir des migrants.
Je pense qu’il faut réfléchir à un système qui permette de mieux répartir en Europe les migrants, pour une meilleure coopération européenne.
La solution la plus radicale, mais dont personne ne veut entendre parler, c’est l’ouverture des frontières. Si vous faites cela, les gens n’ont plus besoin de dépenser entre 3 000 et 5 000 euros pour traverser la mer en bateau, ils prennent l’avion pour quelques centaines d’euros seulement.
Mais ça, les gouvernements ne le font pas car électoralement, ça ne leur est pas favorable…
Oui, ce qui n’a absolument aucun sens, car toutes les études montrent que l’ouverture des frontières ne créé pas ce fameux “appel d’air” de migrants. Ça ne détermine pas l’ampleur des flux migratoires. C’est un fantasme politique de croire qu’en fermant les frontières on va arrêter les migrants. On le voit tous les jours en Méditerranée.
Pensez-vous que les ministres européens de l’Intérieur et des Affaires étrangères qui se sont réunis lundi peuvent avoir une prise de conscience ?
Prise de conscience, certainement, mais je crains que les réponses avancées ne soient démagogiques, de court terme, de lutte contre les réseaux de passeurs, et qu’elles ne résolvent pas le fond du problème. Aujourd’hui les deux seuls gouvernements européens qui ont une vision humaniste et raisonnée de la question sont les gouvernements italien et suédois.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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