L’éditeur italien de l’enquête « L’empire de l’or rouge » a finalement décidé de le retirer de son catalogue, cédant aux pressions d’un industriel de la tomate.
Qui aurait pensé qu’un livre sur les tomates devienne l’objet de la vindicte des puissants ? Nommé pour le prestigieux prix Albert Londres, L’empire de l’or rouge est une enquête signée Jean-Baptiste Malet, consacrée à l’industrie mondiale de ce légume si quotidien des assiettes. Un récit emmenant de la Chine au Ghana, en passant par l’Italie et la Californie pour interroger ce commerce plus à l’image du capitalisme et de la mondialisation qu’on ne pourrait le penser. L’éditeur italien Piemme, propriété du groupe Mondadori, vient de retirer le livre de son catalogue, face aux pressions d’une puissante société du secteur, Giaguaro, comme le rapportait le site ActuaLitte.
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https://twitter.com/jbaptistemalet/status/1041721206293098498
Mafia de la tomate contre-attaque
Dans son livre-enquête, Jean-Baptiste Malet raconte notamment l’histoire d’une saisie policière dans une conserverie de l’entreprise Giaguaro de 1 500 fûts de concentré de tomate pourris et infestés de vers et de boîtes sans étiquette. L’entreprise, fournissait encore Carrefour lors de la parution du livre, en mai 2017. En février 2018, elle porte plainte. Une attaque permise « seulement parce que je ne faisais pas mention dans le livre de leur acquittement », précise Jean-Baptiste Malet. D’après l’entreprise, l’écriture du livre aurait causé une perte de plusieurs millions d’euros en France. Pour le journaliste d’investigation, la relaxe reste pour autant un mystère :
» Pourquoi Giaguaro stockait-il dans son dépôt un million de boîtes de conserve de 500 grammes pleines, sans étiquette et sans date de péremption, au moment de la perquisition ? Pourquoi étaient-elles là, sinon pour une commercialisation ultérieure ? Dans l’industrie agro-alimentaire, produire des boîtes pleines sans étiquette et sans date de préemption n’est pas légal. Tous les industriels du secteur que j’ai interrogé à ce propos m’ont confirmé qu’aucun ne se permettrait de faire une chose pareille. C’est pourtant dans ces circonstances mystérieuses que le tribunal a décidé d’acquitter Giaguaro. «
Mais l’attaque ne devait pas être un problème, en théorie… « J’étais parfaitement ouvert à des modifications, comme rajouter cette mention, mais en aucun cas à supprimer les références à Giaguaro », insiste le journaliste n’entendant pas renier son travail. « Mon éditeur m’explique qu’il avait peur d’un procès et de ses conséquences alors que tout est factuel dans mon ouvrage. De la part d’un groupe aussi riche que Mondadori, c’est une honte ».
Si l’entreprise a été relaxée – elle est parvenue à plaider qu’il s’agissait de vieux stocks de concentré destinés à la destruction – Jean-Baptiste Malet évoquait aussi dans son livre une autre enquête judiciaire. « Grâce à des écoutes téléphoniques de la police italienne, on a pu réaliser que Giaguaro avait acheté de fausses analyses à un laboratoire véreux lié à la criminalité organisée. » Ce labo, c’est Ecoscreening, spécialisé dans l’étude des déchets et basé à Sant’Egidio del Monte Albino, dans la province de Salerne, en dessous de Naples. « Les enquêteurs révélèrent les pratiques peu scientifiques de ce laboratoire : il distribuait de fausses certifications à de nombreuses entreprises, afin de leur permettre d’enfouir des déchets industriels toxiques ; pour cela, les analyses étaient truquées, les déchets soumis à analyse devenaient légalement admissibles à des enfouissements comme ‘compost' », commente toujours Jean-Baptiste Malet dans son enquête. « C’est en plaçant ce laboratoire véreux sur écoute que les enquêteurs découvrirent que Giaguaro était l’un de ses clients et qu’il certifiait également, avec de fausses analyses, du concentré chinois et des conserves ‘Made in Italy’ « .
Une entreprise connue des services de police
Ce n’est pas la première fois que la société Guaguaro se retrouve sous le feu des projecteurs, médiatiques et judiciaires. « En 1997, lors de l’opération ‘Or rouge’, les carabinieri italiens ont démantelé un réseau de production de faux concentré, fabriqué à partir de déchets de tomates », écrit Jean-Baptiste Malet dans son enquête en citant un papier La Repubblica du 28 juin 1997 (« Maxi truffa al pomodoro« ). Les peaux et graines de tomates étaient transformées en pâtes pour être mises en boîtes comme du concentré italien. Ces matières sont en principe réservées à la « filière des aliments pour animaux« . 19 personnes furent arrêtées, dont Pietro Franceze, celui qui deviendra l’un de ses dirigeants. Ce dernier devait comparaître dix ans plus tard pour pratique de l’usure à des taux exorbitants. C’est aussi à ce moment-là qu’intervenait la saisie des fûts de concentré de tomate pourris.
Comme le remarque Jean-Baptiste Malet, ces quelques écarts avec la loi n’ont pas empêché Giaguaro de prospérer. En 2015, elle a racheté une vieille et emblématique marque de tomate napolitaine : Vitale. L’entreprise est désormais incontournable dans le secteur et est implantée dans plus de soixante pays.
Quand les convictions cèdent à la pression des intimidations
Par-delà l’attaque, c’est le renoncement de l’éditeur qu’il entend également dénoncer, lâchant finalement une enquête longue – plus de deux ans – et rigoureuse face aux injonctions et pressions d’une multinationale. « Ils ont préféré rompre, et rompre sans m’en prévenir. Ils m’ont mis devant le fait accompli », conclut le journaliste ignorant, à ce jour, les modalités et conditions de l’accord passé entre le groupe Mandadori et Giaguaro.
Exaspération : « le pire, c’est que le bouquin n’est pas du tout sur Giaguaro, dont je ne parle que dans trois pages. Le livre décrit le fonctionnement de la fillière mondiale et les flux intercontinentaux de concentré de tomate. Il ne mérite pas d’être censuré par Mondadori parce que Giaguaro a trouvé une faille, » s’insurge le journaliste d’investigation.
Menaces et intimidations, la routine Giaguaro
Avant lui, France 2 avait reçu, début juin 2018, un courrier de la multinationale après la diffusion de l’émission L’Angle éco où intervenait rapidement Jean-Baptiste Malet en citant l’entreprise. Celle-ci dénonce alors une enquête « à charge« , alpaguant le groupe public « méconnaissant gravement sa déontologie », et menaçant de poursuites judiciaires si tous les reportages faisant référence à l’entreprise n’étaient pas retirés des archives. France Télévisions n’a pas cédé, et Giguaro a renoncé à attaquer en justice l’enquête en France. Finalement, l’Italie est le seul pays où elle a décidé de poursuivre en justice l’enquête alors même qu’elle est disponible actuellement en Allemagne, Japon ou Espagne.
Dans cette lettre, deux autres reportages sont cités afin d’être retirés : un numéro de Cash Investigation, « Les récoltes de la honte« , où les pratiques de Giaguaro sont épinglées par les journalistes ; « La mafia dans l’assiette » (France3, 14 avril 2014). Ce dernier était un des premiers reportages à mettre le doigt sur la filière Giaguaro. A l’époque, le journaliste Marc Dana et son cameraman Guillaume Le Goff avaient essuyé « des menaces physiques et verbales tout au long du tournage, nous raconte le journaliste de France 3. Ils prenaient en photo notre plaque d’immatriculation tout en nous disant qu’ils savaient qui on était et où on vivait. » Le sujet était déjà sensible. Toutes les demandes d’interviews sont alors déclinées, se limitant à de nombreux échanges par mail où « ils nous rappelaient à chaque fois qu’ils se réservaient le droit de nous poursuivre en justice, c’était presque un ‘P.S’ systématique et permanent« .
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