Grande favorite des politiques urbaines actuelles, la mixité sociale est pourtant un concept flou, difficile à définir et à appréhender. La sociologue Marie-Hélène Bacqué a coordonné avec Eric Charmes le livre »Mixité sociale, et après? » pour tenter de raconter la complexité des dynamiques induites par cet idéal. Entretien.
Mot-valise et concept flou, la mixité sociale s’impose dans le débat public pour justifier les politiques urbaines actuelles. Les sociologues Eric Charmes et Marie-Hélène Bacqué ont coordonné un livre intitulé Mixité sociale, et après ? dressant une comparaison entre les villes françaises et américaines pour questionner cet idéal. Sept spécialistes des études urbaines ont contribué à l’ouvrage pour déterminer pourquoi l’obsession pour la mixité sociale ne permet pas de bien appréhender la réalité.
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Votre livre dresse une comparaison entre les Etats-Unis et la France, en faisant intervenir des chercheurs des deux nationalités. Que pouvez-vous dire sur les principales différences et similitudes entre les quartiers populaires de ces deux pays ?
Marie-Hélène Bacqué – Plus qu’une comparaison, on pourrait parler d’une mise en perspective. Elle permet de décaler le regard par rapport à la situation française et de se poser par conséquent les questions autrement.
La ville nord-américaine est une ville très ségrégée. La ségrégation raciale y est très importante, liée notamment à l’histoire de l’esclavage et au fait que les villes américaines se sont construites avec différentes vagues d’immigration. Très schématiquement, la ville américaine est le modèle inverse des villes européennes : les quartiers les plus pauvres ou qui concentrent le plus de minorités ethniques sont les quartiers de centre-ville. Dans les années 50, les classes moyennes blanches et aisées sont parties habiter dans les banlieues. Ainsi, c’est l’inverse du modèle français, même si la banlieue française est beaucoup plus diversifiée qu’on ne le dit.
Ce qui est similaire, c’est la vision très négative des quartiers populaires aux Etats-Unis et en France. Outre-Atlantique, cette vision s’incarne à travers le concept de »ghetto noir » par exemple.
Vous évoquez le mot « ghetto », qui est parfois aussi utilisé pour caractériser certains quartiers français. Dans le livre, vous insistez sur l’importance de la polysémie et de l’emprunt de termes étrangers pour un contexte national. Quel est l’enjeu ?
Les mots sont très importants parce qu’ils ont un pouvoir de définition et de qualification. Quand on dit que les quartiers populaires français sont des ghettos, on les assimile à des images internationales de quartiers d’exil et d’exclusion, marginalisés, et homogènes du point de vue ethnique. Et dans cette notion d’exclusion, il y a l’idée que ces territoires ne sont plus dans la ville et que leur population n’est plus dans la société.
Surtout, on ne prend pas en compte que leur situation de marginalisation est un processus qui vient du centre. Nous sommes dans un contexte internationalisé avec des concepts qui voyagent. On emprunte souvent des mots sans les replacer dans leur contexte d’utilisation et sans comprendre ce qu’ils amènent avec eux comme présupposés.
Quelle est la différence majeure entre le ghetto américain et le quartier populaire français ?
La première est la taille car les ghettos sont beaucoup plus importants que les quartiers français. La deuxième est l’homogénéité ethnoraciale qu’on observe dans les ghettos. Enfin, la troisième différence est le rôle de la puissance publique : dans les ghettos américains, elle s’est d’une certaine façon retirée. Bien souvent, elle n’est présente que par des politiques de sécurité, d’incarcération et de criminalisation. Les services publics qui existent encore en France ont quasiment disparu des ghettos. Regardez l’état des écoles dans les ghettos par exemple.
Une autre grande différence entre la France et les Etats-Unis est la façon de penser la racialisation des rapports sociaux dans le présent et par rapport à l’histoire. En France, la question post-coloniale est très importante mais elle n’est pas abordée comme peut l’être celle de l’esclavage aux Etats-Unis. La dimension racialisée des rapports sociaux est très étudiée par les américains, mais en France nous en sommes qu’au tout début.
Pourquoi ? Y’a t-il un complexe français ?
Oui bien sûr. En France, l’histoire coloniale et postcoloniale reste encore un non-dit. Et on a longtemps confondu intégration et assimilation. Or ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Il y a une hybridation. Lorsque de nouvelles populations émigrent, elles se transforment mais elles transforment aussi la société qui les accueille.
Le modèle d’intégration républicain voudrait implicitement nous faire dissimuler ce qui dans notre identité nous rend différents des autres. Est-ce que c’est cette injonction qui pose problème ?
La philosophie universaliste française est basée sur l’idée que le citoyen est un citoyen abstrait et ses affinités culturelles sont renvoyées à la sphère privée. Mais, il y a aujourd’hui une crispation identitaire sur ce que serait être français et de fait, dans bien des représentations être français c’est être blanc et chrétien. Les populations qui sont arrivées depuis 2 ou 3 générations, en particulier celles qui sont issues de l’immigration post-coloniale mais pas seulement, sont encore considérées comme des ‘’autres’’. On parle de »jeunes issus de l’immigration » alors qu’ils ont grandi en France. On leur dit encore : ‘’Vous n’êtes pas vraiment des citoyens français parce que vous affichez une autre religion et des modes de vie différents’’. On les renvoie ainsi à une identité assignée tout en leur demandant de ne pas afficher de signe d’identité. C’est un vrai paradoxe.
Dans le livre, vous expliquez que la vie dans un quartier défavorisé peut aussi comporter des avantages. Pourquoi cette idée a du mal à être acceptée en France ?
Simplement parce qu’on a une image très négative des quartiers populaires et ça n’est pas nouveau. Au début du XXe siècle, on parlait déjà de ces ‘’classes dangereuses’’ et la bourgeoisie en avait très peur. Même si bien des travaux les ont mises en évidence, il est très difficile de faire reconnaître qu’il existe des formes de solidarités dans les quartiers populaires.
Pourtant, quand on regarde ce qu’était la banlieue rouge, cette banlieue ouvrière avec une forte identité de classe, un important ancrage au territoire et une identité politique, elle a produit beaucoup d’innovations et de dynamiques sociales. Aujourd’hui existe, sous toutes formes, un ensemble d’initiatives, de collectifs, d’associations.
Ces représentations ne sont pas que françaises. Regardez tous les débats aux Etats-Unis sur ce qu’on appelle »l’effet de quartier », cette idée selon laquelle lorsqu’on habite dans un quartier pauvre, on serait doublement pénalisé parce que pris dans une culture de la pauvreté. Finalement, c’est le même genre d’appréciation.
Le fantasme qui consiste à penser que les populations pauvres réunies vont forcément créer des problèmes, n’est donc pas seulement franco-français ?
Non, d’ailleurs les politiques de mixité sociale existent aussi aux Etats-Unis et dans d’autres pays. Les débats sur la mixité sociale s’observent dans des contextes très différents. Ils sont centrés sur le postulat que la concentration des classes populaires serait en soi un problème. Avec cet argument qui voudrait que la mixité sociale permette d’éduquer les classes populaires par l’exemple, en leur permettant de côtoyer les classes moyennes qui deviennent la norme.
L’une des solutions serait donc de déconstruire ce préjugé ?
Bien sûr. Il y a un vrai travail à faire sur l’image des banlieues défavorisées. Lorsqu’on entend certains politiques parler de ‘’Molenbeek à la française’’, on s’aperçoit qu’il y a une grande crainte, une vision caricaturée et une sorte de mépris social pour ces quartiers.
Comme l’expliquait un sociologue il y a une vingtaine d’années, il ‘’faut donner l’envie de rester et la possibilité de partir’’ aux habitants des quartiers populaires. Les habitants de ces quartiers n’y habitent évidemment pas tous par choix. Il est donc important que les classes populaires puissent vivre convenablement dans ces quartiers, avec des bons équipements, des écoles et un service public efficace mais en même temps qu’on leur donne la possibilité d’aller ailleurs si elles le souhaitent. Ça implique une action sur le parc du logement en général et pas seulement le parc social. Il faut une politique de l’habitat et une politique urbaine bien plus larges qui ne se résument pas à aux quartiers défavorisés.
Que pensez-vous des plans de rénovation urbaine actuels ?
Quand on demande aux habitants de la Seine-Saint-Denis quelles sont leurs priorités, ce n’est pas la sécurité ou la rénovation urbaine, mais bien la question de l’école et de l’emploi. Dans les années 2000, il y a eu un resserrement de la politique de la ville sur la sécurité et sur la rénovation, concentrée notamment sur la démolition. On a beaucoup détruit, des endroits parfois obsolescents et mal construits, mais aussi des bâtiments qui auraient pu être rénovés. Or aujourd’hui, on ne sait plus construire au même prix que dans les années 60-70 donc forcément on construit plus cher et plus petit. Ca a amené à déplacer des populations. Derrière ces programmes de rénovations urbaines, il y avait donc parfois l’idée de se débarrasser d’une certaine population.
L’autre grande lacune de ces plans de rénovation urbaine est qu’ils sont faits sans les habitants. Or la participation des citoyens à ces politiques est un vrai enjeu, à commencer par un enjeu de reconnaissance. Aujourd’hui, on n’admet pas que des habitants d’un quartier populaire peuvent contribuer à l’élaboration d’un projet, qu’ils ont des savoirs et des connaissances sur leurs quartiers qu’ils sont d’ailleurs le plus souvent les seuls à avoir. Le problème de ces politiques c’est qu’elles se font au nom des habitants mais sans eux et donc parfois contre eux.
Le processus d’identification à un quartier est similaire quel que soit l’endroit. Pourquoi lorsqu’il s’agit d’un quartier populaire, celapose problème ?
C’est une sorte d’hypocrisie. Car les quartiers les plus fermés et les plus homogènes aujourd’hui ne sont pas les quartiers populaires mais les quartiers chics et bourgeois. Il suffit d’aller se promener dans le XVIe arrondissement, avec ses enclaves comme la villa Montmorency. Ou même observer les réactions des habitants du XVIe opposés à la construction d’un centre accueil pour SDF. On voit bien que la fermeture et le repli sont d’abord là-bas.
Sur le fond, il y a une phobie du communautarisme qui renvoie à la crainte de toutes expressions de minorités visibles. On n’accepte pas encore la réalité. La France est un pays multiculturel avec des gens de différentes origines, avec des trajectoires et des parcours divers. Et c’est une richesse.
Par ailleurs, les processus d’identification sont complexes, il n’y a pas d’identités par essence. L’identité est toujours une construction. Tout comme une communauté, elle bouge et se reconstruit, et pas seulement de l’intérieur mais en articulation avec les autres groupes sociaux. Et les habitants des quartiers populaires sont loin de constituer un groupe homogène. Certains peuvent se sentir complètement enfermés quand d’autres, au contraire, trouvent dans le quartier des ressources qui leur permettent de s’affirmer ; ces deux sentiments peuvent d’ailleurs très bien aller ensemble chez les mêmes individus.
C’est l’exemple d’un jeune congolais avec qui je travaille, qui a d’abord vécu dans un quartier pavillonnaire de classes moyennes, puis sa famille est allée s’installer dans un grand ensemble. Il m’a expliqué que lorsqu’il y est arrivé, cela a été difficile mais il a selon ses mots retrouvé ‘’la fierté d’être noir’’. Cela ne l’a pas empêché de quitter son quartier quelques années plus tard. Les processus d’identification ne sont pas forcément cloisonnants, ils participent de la construction des sujets.
Quel est le principal risque des politiques actuelles de mixité sociale ?
Certaines politiques de mixité sociale peuvent ouvrir la voie à la gentrification dans un contexte de tension immobilière. Par exemple, dans le quartier de la goutte d’or à Paris, il y a eu le projet de déplacer les commerces ethniques pour les faire s’installer dans un marché des cinq continents Porte de la Chapelle. Cela n’a pas marché mais cela aurait contribué à transformer radicalement la nature du quartier.
Pour éviter ces dérives, il faut se demander à qui vont profiter les transformations urbaines, et que faire pour que ces transformations profitent d’abord aux habitants du quartier les plus fragiles. La question est très compliquée puisqu’on ne peut pas la résoudre à l’échelle du quartier justement. Il faudrait réguler les loyers, ou trouver d’autres modalités de maîtrise du foncier car autrement, il sera très difficile de maîtriser la métamorphose des quartiers populaires.
Propos recueillis par Hélène Gully
Mixité sociale, et après ?, coordonné par Eric Charmes et Marie-Hélène Bacquet, éd. PUF
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