Clémentine et Apolline Labrosse, deux soeurs, sont à l’origine d’un nouveau magazine féministe, « Censored ». Nouveau, intelligent et esthétique, son premier numéro, « Un corps à soi », est consacré au corps des femmes. Une découverte.
La couverture du premier numéro de ce magazine attire le regard. À sa manière, la nudité qu’il expose interpelle, interroge et met au défi. « Si on est capable de regarder des unes de magazines pornographiques dans la rue, pourquoi ne pourrait-on pas avoir ici un regard bienveillant ? », interroge Apolline Labrosse, la directrice artistique du magazine. Cette couverture, sur fond blanc, est un buste de femme : des seins, un ventre, avec des formes, des bras ; sur le téton droit, un cœur fait de fil de fer barbelé : au sommet de la page, en capitales noires, le titre : Censored (Censuré). Depuis le jeudi 1er novembre, il est disponible en vente en ligne.
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« Une nouvelle génération engagée et créative »
Le premier contact nous saisit : le ton est ferme et fort, sans être provoquant, doux et audacieux. Dans ces 100 pages consacrées au corps des femmes – « Un corps à soi » – on ose : l’ambition est ouvertement politique, marquée d’une distance critique et journalistique, mais aussi artistique. Nous parlons d’une revue qui traite du fond et de la forme, sans négliger, en elle-même, ni l’un, ni l’autre.
À l’origine de ce projet, qui a réuni bénévolement une trentaine de personnes, il y a deux sœurs. Clémentine Labrosse, éditrice et rédactrice en chef, et Apolline, la directrice artistique. Nous les avons rencontrées dans un bar près du canal Saint-Martin. Censored est un projet éclectique et construit. On y lit des interviews et des articles, des témoignages et des tribunes. On y voit et on se laisse contempler des images, des photographies et des montages, de toutes couleurs et de toutes matières. Le magazine se révèle comme un objet entier et cohérent. Ses créatrices y jouent aussi sur les grammages, on peut ainsi l’apprécier par le toucher. Jusqu’à la topographie produit une impression et un ressenti.
Le projet de deux sœurs
Clémentine et Apolline Labrosse viennent de Lyon, elles sont arrivées à Paris il y a trois ans. La rédactrice en chef, à l’origine du magazine, nous explique sa démarche : « C’est un risque que j’ai voulu prendre. C’est quand on a 25 ans qu’on se lance dans ce genre de projet, pas 10 ans plus tard quand il est nécessaire de gagner sa vie ».
Toutes deux se complètent : la première, auteure de reportages, dont notamment une enquête, avec trois autres journalistes, sur les tampons, parue dans Libération, définit la ligne éditoriale, structure et coordonne la confection du magazine. Elle situe le « déclic », l’engageant vers des articles féministes à partir de ce travail. La directrice artistique apporte sa formation, une école de mode, ses idées et « un grain de folie ». Elle attend d’en terminer avec ses études pour s’engager à plein temps dans le magazine. Ostensiblement, les idées fusent.
Un magazine complet et entier
C’est de cette manière que l’ambition artistique, y compris musicale, est assumée. La dernière page est consacrée à une playlist dont nous avons essaimé dans l’article quelques extraits. Voici le premier d’entre eux.
Chaque article est entrecoupé de montages et collages. Le magazine répond à une véritable esthétique. Le grammage, entre papier brillant pour des portraits pleine page, provoquant une forme de fascination visuelle, et papier plus poreux pour les collages, renforce le contenu qu’il présente au regard. Régulièrement, le rythme des 100 pages est marqué par des pages blanches où ressortent, en grands caractères majuscules noirs – presque intimidants – paraissant s’étendre dans l’espace de la page, citations et titres.
La construction d’un équilibre
Ce nouveau bimestriel se produit dans la recherche d’un équilibre, un jeu constant entre des opposés : « violence et douceur », « force et fragilité », « militantisme et sens artistique ». Cette recherche permanente se retrouve dans la construction et le contenu du magazine : des choix graphiques et de grammages jusqu’aux reportages et prises de paroles d’artistes, en passant par des articles et interviews.
Le produit s’articule autour de 4 grandes interviews, Inna Shevchenko, présidente ukrainienne du mouvement Femen, Marion Séclin, commédienne féministe ayant, pour cette raison, subie sur internet les harcèlements les plus violents, Aïssa Maïga, actrice franco-sénégalaise à l’initiative de Noire n’est pas mon métier, et Ester Manas, créatrice qui s’est fait remarquer pour sa collection « big again ». La lecture de ces quatre textes annonce une réelle exigence. On y parle du corps des femmes, bien sûr, de son utilisation politique, des injonctions esthétiques, du racisme et du féminisme et de standards de beauté.
Ce magazine c’est aussi des articles et des tribunes, également, qui nous parlent, par exemple, du désir et de l’utilisation politique de celui-ci (« Allumer, choquer, militer : le corps sexy peut-il être une arme du féminisme? » de Lucile Quillet). La rédactrice en chef a fait le choix de donner la parole des femmes, différentes et inconnues. Ici, elles nous parlent de leurs cheveux : l’une a une coupe affro, l’autre est une blonde au crâne rasé.
Ce magazine a été pensé comme un produit complet des réflexions féministes. Chacun(e) a vocation à y trouver sa place, quelles que soient ses idées et quels que soient les moyens d’expression utilisés. La photographie est à l’honneur : on découvre le reportage de Luna Martin (« Voyage à Nettuno »). On regarde avec elle sa « nona » (sa grand-mère) au bord de la mer. Il apporte au magazine une ouverture décalée où des femmes d’un certain âge font leur sport sur la plage, en maillot de bain deux pièces, parfois donnant l’impression de poser pour un shooting de mode.
Et puis, il y a cet édito : Insane Feminity. Deux femmes, enfermées dans une pièce, se soumettent aux injonctions esthétiques d’un photographe. Le résultat ? Une « féminité malade ».
Une réelle puissance émane des deux modèles, entre provocation et impression crue. Pour réaliser le shooting, les soeurs Labrosse ont fait appel à la photographe Angéline Moizard et au scénographe Jude Eden Joseph. Dans ce cas comme pour les autres articles, une réelle autonomie est donnée aux artistes.
On croise ainsi Deborrah de Robertis qui, munie de « sa chatte et son copyright », questionne les représentations des femmes dans l’art ; une dessinatrice, Alice Wietzel qui nous parle de la réappropriation par la femme de son corps, et Léonie Perret, qui nous propose une bande dessinée mettant en scène une femme face à son corps et qui est mise au défi de l’aimer.
https://www.youtube.com/watch?v=OAZR1iBzMZY&frags=pl%2Cwn
Alors que le projet n’en était qu’à ses débuts, Clémentine Labrosse a fait, inspirée par une curiosité qui ne nous est pas inconnue, une recherche google. La phrase de cette recherche : « le corps des femmes est ».
« Le corps des femmes est politique
« Le corps des femmes est un champ de bataille
« Le corps des femmes est une oeuvre d’art
« Le corps des femmes est sacré
« Le corps des femmes est pour son mari«
Face à cet air de ligne éditoriale, les deux sœurs reviennent sur « ce résultat incroyable ». « Le politique est l’une des lignes du magazine. Et la thématique guerrière est présente – notamment à travers l’interviews d’Inna [Shevchenko. Ndlr.]. La présence de l’art et de la religion, dont nous avons aussi traité car nous voulions casser l’image précieuse du corps des femmes, est évidente. Mais la présence, à la fin de la liste, du mari à qui la femme appartient, est révélatrice », développe Clémentine ; et Apolline de conclure : « En fin de compte, toute la motivation du combat est là« . Nous le suivrons avec attention.
>> Pour en savoir plus sur The Black Madonna, voir ici.
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