Enquête à Paris au cœur des cellules d’aide psychologique contre le stress posttraumatique. Ou comment survivre au choc des attentas du 13 novembre qui ont fait 130 morts.
A l’accueil de la mairie du XIe arrondissement, une table pleine de fleurs et de bougies invite les passants à s’arrêter et à inscrire sur un registre leurs condoléances ou leurs émotions. A quelques mètres, les bouquets déposés dans l’entrée lors de la cérémonie du 11 Novembre n’ont pas eu le temps de faner.
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Une jeune femme arrive, la petite trentaine, un gros chandail et son chien sous le bras ; elle a les traits tirés. Un policier l’escorte de la porte principale au centre d’urgence médico-psychologique, installé à l’étage. Elle croise dans le couloir une autre fille, plus jeune, en doudoune noire, qui quitte les lieux en pleurant avec sa mère. On entre ici le visage défait, on sort les yeux rougis. Et toujours les lèvres serrées.
“J’habite à côté du Bataclan, raconte une autre, cheveux courts, la trentaine, les mains serrées. Je ne peux pas m’empêcher de repenser à vendredi.” Dans la salle d’attente, un bénévole de la protection civile accueille les arrivants, note leurs noms et les fait patienter avec une tasse de café ou un verre de jus d’orange.
Des cellules mises en place dès vendredi
“On est formés pour les recevoir en attendant qu’ils voient le psy, témoigne-t-il. On les écoute s’ils veulent parler mais on ne leur pose pas de questions. C’est au psy qu’ils vont raconter leur histoire. La répéter plusieurs fois peut être fatigant et laisser la désagréable impression de ressasser le trauma.”
Depuis vendredi soir, les psychologues volontaires reçoivent les gens, sous l’égide de psychiatres formés par la CUMP (cellule d’urgence médico-psychologique) du SAMU de Paris. “Il y a deux types d’accompagnement. Celui organisé par l’Etat, à l’Ecole militaire, est un lieu d’accueil, d’écoute et d’information pour ceux qui étaient dans le Bataclan et pour leurs familles, précise un responsable de la Mairie de Paris.
“Les cellules de soutien organisées dans les mairies du Xe et du XIe, quant à elles, peuvent accueillir les victimes, les familles, les proches, mais aussi les riverains, les habitants et tous ceux qui ont besoin de parler.” , ajoute-il. Tous ceux qui sont plongés dans un état de stress posttraumatique. Et même tous ceux qui ont peur, qui angoissent à l’idée de sortir de chez eux.
L’hypervigilance, l’état d’alerte sont des marqueurs
“J’aurais peut-être dû venir dès samedi, mais j’étais sous le choc je crois”, reconnaît une femme d’une quarantaine d’années, accompagnée d’une préado. D’autant qu’il est parfois difficile d’identifier ce qu’on traverse. La perte de la notion du temps, en ce qui concerne les événements de vendredi, et même dans les jours qui ont suivi, peut être un symptôme du traumatisme. L’immense majorité de ceux qui étaient au Bataclan n’ont d’ailleurs aucune idée du temps qui s’est écoulé entre chacune de leurs actions, ou de l’heure qu’il était.
La peur, l’angoisse sont d’autres signes. “Quand elle est sortie du Bataclan, avec ses amis, ma sœur s’est réfugiée en banlieue avec eux : elle ne voulait pas rester dans Paris intramuros”, témoigne la sœur d’une otage. D’autres avaient l’impression d’aller très bien, samedi matin, parce qu’ils étaient vivants. Mais se trouvaient “bizarrement en forme, alertes, vifs”. L’hypervigilance et l’état d’alerte sont également des marqueurs du stress posttraumatique.
Une classification par degrés
C’est d’ailleurs un symptôme partagé par un nombre important de Parisiens : au moindre bruit, ils sursautent, comme lorsqu’une ampoule a éclaté dans un bar, dimanche soir, près de République, provoquant un mouvement de panique.
Les uns se figent aussi en entendant des pneus crisser. “En début de semaine, j’ai vu une voiture s’arrêter au milieu de la rue, raconte une habitante du quartier de la Fontaine-au-Roi, je ne comprenais pas ce que le conducteur faisait, j’ai flippé comme une dingue.” Les autres, énormément d’autres, ont peur des transports en commun. Résultat, 300 kilomètres de bouchon dans Paris intramuros mercredi matin.
Les images qui reviennent, l’agressivité, l’énervement épidermique, le sentiment de malaise ou la déprime, l’abattement et la tristesse sont d’autres signes. Des dizaines de symptômes différents et une classification par degrés – ”victimes”, “impliqué direct” ou “indirect”, “famille, proches”, etc. – pour un même événement traumatisant. Dans les centres de soutien, les psychologues font le tri.
Des solutions pas toujours adaptées
Les plus touchés peuvent être dirigés vers les services “psychotraumatisme et victimologie” des hôpitaux parisiens. Pour les autres, l’écoute est là, attentive et bienveillante, mais les solutions proposées ne sont pas toujours adaptées. “On va vous établir un certificat médical pour vous placer en arrêt de travail”, a proposé une psychiatre à une “impliquée directe”. Problème : elle est freelance.
Parmi les gens qui étaient au Bataclan, E. est dessinatrice, Y. est auteur, les autres sont graphistes, pigistes, musiciens, designers, etc. Une grande majorité appartient à la joyeuse bande des précaires du quart nord-est parisien ; aucun d’entre eux ne peut payer son loyer s’il arrête de travailler.
Même les comprimés d’Atarax, distribués par les psychiatres à ceux qui dorment mal, traînent parfois sur la table de nuit : si on peut s’en passer, on pense que c’est mieux, pour ne pas risquer de rester dans le gaz toute la journée. A l’Ecole militaire, seules les victimes et leurs familles sont prises en charge. La porte en est gardée, ceux qui entrent sont emmenés en navette. L’armée est équipée pour gérer les conséquences du choc. Le professeur Boisseaux résume :
“Le traumatisme, ce n’est pas seulement de voir un mort, c’est d’être confronté à la mort.”
“Chacun sait qu’il va mourir, mais ça reste une idée.”
Chef du service de la clinique de psychiatrie à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce (HIA), à Paris, le professeur Boisseaux connaît bien le syndrome de stress posttraumatique : c’est lui qui a fondé le “sas de décompression” à Chypre, pour les soldats français qui rentrent des terrains de guerre. “Chacun sait qu’il va mourir, mais ça reste une idée. Le choc consiste à affronter l’idée de sa propre mort. De là vient le traumatisme”, poursuit le médecin.
Lors d’événements traumatiques, le corps est soumis à un stress intense, une grosse pression. Le cerveau, lui, est confronté à la question la plus folle et la plus puissante de l’existence. Deux heures, deux jours, deux semaines ou deux mois après, il se cogne sur l’absurdité du truc : pourquoi celui d’à côté est mort et pas moi, pourquoi il s’est passé ci et ça, pourquoi ai-je fait ceci, pourquoi n’ai-je pas fait cela, etc.
Au regard de la dimension des attentats, peu de gens étaient venus demander de l’aide mercredi dernier. La plupart du temps en rasant les murs, oscillant entre la gêne et l’idée qu’ils ne sont pas légitimes pour se plaindre. Toute la difficulté de la prise en charge réside dans ce premier écueil : qui peut venir dans ces centres ?
Qui sont les victimes ? Qui sont les impliqués ?
“Ils sont ouverts aux victimes et aux impliqués”, stipule la notice de la CUMP. “Une victime, c’est l’une des personnes visées ou présentes lors des attentats : quelqu’un qui était en terrasse, ou au Bataclan, blessé ou non”, précise un psychiatre, ancien chef de service à l’hôpital Sainte-Anne. Il poursuit :
“Un impliqué, c’est quelqu’un qui s’est senti concerné par ce qui se passait, quelqu’un qui était dans la rue et qui a vu les ambulances arriver, par exemple. Les deux peuvent avoir subi un choc et un traumatisme, même si ce ne sont pas forcément les mêmes.”
Une victime, donc, peut avoir eu le corps perforé de trente balles ou être restée planquée pendant deux heures, sans pouvoir bouger ni respirer trop fort, sous peine de mort. Elle peut avoir pris des éclats de bois d’une table qui a explosé sous l’impact d’une rafale d’AK 47, ou des boulons projetés par les explosifs à sous-munitions dont les assassins s’étaient ceinturés. Elle peut s’en tirer avec des éraflures, ou la mâchoire arrachée.
Des heures qui disparaissent
Une victime peut s’être enfuie par la sortie de secours du Bataclan, sans avoir été blessée. Elle peut avoir foncé à l’hôpital sur un brancard ou avoir attendu debout dans le hall, avec des taches de sang sur son T-shirt, en train de se tordre les mains pendant des heures.
Elle peut aller hyper bien, être hyper en forme, en sortant du 36, quai des Orfèvres à 5 h 30 du matin, en débardeur et couverture de survie, tout droit rescapée du Bataclan, et s’engueuler avec un taxi comme si de rien n’était, avant de se rendre compte qu’il lui manque deux heures de sa vie quand elle raconte aux gens sa soirée de vendredi. Disparues, envolées, ces deux heures.
“On compte plusieurs milliers de gens directement impactés”
Un impliqué, lui, peut s’être allongé sur le parquet de son appartement durant des heures, terrorisé par les hurlements d’horreur, dans n’importe quelle rue des quartiers touchés. Il peut s’être planqué derrière un volet baissé, ou être resté le plus près possible, voir ce qu’il se passait. Il peut avoir l’impression d’avoir été shooté à l’excitation, se justifier ou s’en vouloir.
Il peut même regretter de ne pas avoir été là, au Bataclan, en terrasse du Carillon, à l’entrée du Stade de France. Un impliqué peut aussi, depuis le 13 novembre, avoir l’envie de baiser chevillée au corps. Ou l’envie de pleurer. Voire les deux.
“Entre ceux qui étaient dans un des bars, dans le Bataclan ou près de l’entrée du Stade de France et ceux qui étaient aux abords des lieux et qui ont vécu la même séquence, on compte plusieurs milliers de gens directement impactés, poursuit le responsable de la Mairie de Paris. Même les policiers de la BRI et du RAID sont sortis de là effondrés ; ils sont suivis dans leurs unités par un médecin. Mais le choc, lui, s’étend beaucoup plus largement : la ville entière est en plein stress posttraumatique.”
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