En donnant la parole à de jeunes femmes ayant vécu des relations sexuelles non consenties le documentaire Sexe sans consentement s’inscrit de fait dans le mouvement MeToo et questionne l’expression controversée de « zone grise ».
Lors d’une soirée Erasmus à Bilbao, Floriane se fait draguer par un étudiant italien. Elle le suit chez lui, en after avec des amis. Là-bas, la jeune fille mange des pâtes, puis dessoûle, fatigue, remet sa veste, claque des bises. Mais le garçon l’entraîne dans sa chambre. Floriane lui dit que non, qu’elle veut rentrer chez elle. Soudain, la situation l’effraie.
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“Je n’ai pas compris qu’il continue à m’embrasser, qu’il ne comprenne pas ce que je lui disais, qu’il croie que je plaisante. Je lui ai dit deux, trois fois, gentiment, mais je lui ai dit : ‘Non, j’ai envie de rentrer chez moi.’ Il faisait comme si je n’avais rien dit. (…) Mais à un moment donné, j’ai eu peur. J’ai eu peur que ça devienne pire, qu’il me force encore plus fort.” Floriane a ces mots terribles : “Il y a un moment où tu te dis ‘c’est pas grave, vaut mieux faire ça vite, oublier, que s’opposer.”
Floriane est l’une des jeunes femmes qui racontent face caméra une relation sexuelle non consentie dans le documentaire Sexe sans consentement signé Delphine Dhilly et Blandine Grosjean.Ce rapport sexuel, elle n’en voulait pas. Mais ça, Floriane a mis du temps à le dire, à l’accepter. Parce qu’il n’y avait ni ruelle sombre, ni couteau sous la gorge. Parce qu’elle avait cédé et qu’elle se sentait donc responsable.
Tous ces récits racontent une histoire commune, collective, globale
Il y a aussi Natacha, 23 ans, qui se souvient de ce garçon avec lequel elle avait flirté, qui avait cherché à lui enlever son pantalon dans une tente au festival Aurillac. Natacha lui avait explicitement dit non et s’était entendu répondre : “Maintenant que tu m’as allumé, faut assumer.” “J’ai freezé comme on dit. Je n’ai pas compris ce qu’il se passait, j’ai juste eu mal d’un coup. Donc j’ai compris qu’effectivement, il y était.”
A l’écoute de ces témoignages, beaucoup de femmes repenseront à leurs propres histoires, y trouveront un écho. Comme la journaliste Blandine Grosjean, qui est revenue sur son propre passé sexuel dans un article pour Le Monde publié le 29 janvier. Comme moi, également. Loin d’être une addition de cas individuels, tous ces récits racontent une histoire commune, collective, globale, qu’il nous fallait creuser.
Or entreprendre cette démarche, c’est se confronter au silence, de celui qui tait les actes par peur de “dramatiser”, d’en “faire trop”, de devoir se justifier, mettre des mots, expliquer pourquoi il n’y a pas eu plainte. Certaines nous écrivent malgré tout pour nous parler de “ça”, cette relation sexuelle non consentie qu’elles ont du mal à définir, avec laquelle elles se débattent encore, parfois.
Juger d’une agression sexuelle au taux de protestation de l’agressée ?
Sophie (1), 29 ans, nous détaille comment, il y a quelques années, alors qu’elle dormait profondément, son copain l’a pénétrée. “Quand il m’a vue ouvrir les yeux, il m’a dit en se confondant en excuses qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, que je l’excitais trop. J’étais dans les vapes, je l’ai laissé faire son affaire.”
“Du coup, cette relation sexuelle, je ne l’ai pas vraiment consentie mais je ne l’ai pas arrêtée non plus… A l’époque, j’étais encore très naïve et je pensais bêtement que les hommes avaient des pulsions qu’ils ne pouvaient freiner.” Comment qualifier une relation sexuelle que l’on ne désirait pas mais à laquelle on a cédé ? Où commence et où s’arrête le viol ?
A force de caresses insistantes, tu finis par te forcer
Doit-on juger d’une agression sexuelle au taux de protestation de l’agressée ? Comment expliquer que nombre de femmes restent muettes, interdites, immobiles lorsqu’elles sont touchées dans leur intimité alors même qu’elles n’en ont pas le désir ?
Esmeralda (1), la vingtaine, se remémore deux épisodes douloureux de sa vie, tente de les hiérarchiser. D’une part, “un homme inconnu, vieux et marié, qui profite de ton corps de jeune fille de 16 ans dans sa voiture alors que tu es ivre morte et tétanisée et qu’il a de la force”. D’autre part, “le partenaire qui te réveille parce qu’il a envie de toi alors que tu dors et que tu souhaiterais continuer à dormir. A force de caresses insistantes, tu finis par te forcer”.
Pour elle, le premier cas relève du viol, le second non, même si “le non-consentement est quand même présent et que ce mec l’obtient à l’usure”. C’est ce que certain.e.s appellent la “zone grise”. “Une expression fourre-tout qui n’est pas un terme juridique, mais un terme de ressenti, de vécu, qui a le mérite de poser la question de ce qu’il y a entre le viol et le rien”, estime Blandine Grosjean, qui rappelle qu’il ne figure pas explicitement dans leur documentaire.
“Un refus de la pensée complexe, des questions qui fâchent”
A l’inverse, d’autres y voient la fuite, le détournement du regard, l’embrouillage de pistes et martèlent qu’il y a agression ou pas, point. Maïa Mazaurette, blogueuse sur les questions de sexualités pour Le Monde, dénonce “un refus de la pensée complexe, des questions qui fâchent. On pourrait au contraire se dire que si c’est gris, il faut justement explorer et cartographier”.
L’article 222-23 du code pénal définit le viol comme “tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par la violence, contrainte, menace ou surprise”. Or qu’entendons-nous par “surprise” ? Dans L’Anatomie politique (1991), l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu avait cette phrase qu’il semble plus que jamais nécessaire de rappeler : “Céder n’est pas consentir.” Phrase qui annulait, enfin, le fameux proverbe français “qui ne dit mot consent”.
Dire mot. Comme si la faute incombait à celles qui n’auraient rien dit, et qui devraient s’en mordre les doigts. Comme si ne rien dire voulait dire oui. Comme si les femmes n’avaient pas le discernement nécessaire à la reconnaissance de leurs propres désirs, et qu’il fallait donc insister jusqu’à ce qu’elles cèdent, jusqu’à ce qu’elles “consentent”.
Pour Geneviève Fraisse, philosophe et historienne du féminisme, auteure de Du consentement (Seuil, 2007), ce terme est par nature ambigu puisqu’il peut vouloir dire “choisir”, mais aussi “accepter”. “C’est un mot archaïque qui, comme l’image plutôt confuse de zone grise, enfume les gens. ‘Puisqu’elle a consenti, où est le problème ?’ dit-on. Je serais pour le terme américain d’‘agreement’, d’‘accord’. Au moins c’est clair, on est d’accord ou pas.”
C’est de l’inégalité des désirs masculin et féminin dont il est question
Françoise Picq, elle aussi historienne du féminisme et cofondatrice du MLF (Mouvement de libération des femmes), estime que “les femmes en ont marre d’être mises devant le fait accompli où on leur dit : ‘Puisque t’es là tu ne peux plus dire stop’. Il faut construire des relations où à chaque moment on puisse dire ce qu’on veut ou ce qu’on ne veut pas.”
C’est l’un des combats que mène Olympe de G., jeune réalisatrice de films X féministes, qui pense son travail comme une invitation au dialogue, au respect : “Il faut apprendre aux gens à demander le consentement de leurs partenaires. Mais il faut aussi leur apprendre à l’exprimer, et là je ne peux pas m’empêcher de penser aux femmes en premier lieu. Parce qu’on est trop conditionnées à se sentir redevables, qu’on a toutes ou presque déjà couché pour faire plaisir… Parce qu’on se sent responsables : si on nous touche sans nous demander notre avis, on l’a sûrement cherché ! Il faut qu’on apprenne à ne plus avoir peur de dire non.”
Derrière cette histoire de consentement, c’est bien de l’inégalité des désirs masculin et féminin dont il est question, le premier l’emportant encore trop souvent sur le second, comme si ce dernier était habitué à se taire, à s’effacer, à attendre que ça passe. Mais pourquoi donc ? La lecture des témoignages apparus avec le mouvement Me Too – né suite à l’éclatement de l’affaire Weinstein en octobre 2017 – a amené Claire (1), 33 ans, à réfléchir à son passé.
“Mon premier mec m’avait à l’usure une fois sur deux. Il était tellement insistant que je cédais en me disant ‘ça passera plus vite’. Je préférais niquer vingt minutes que de m’expliquer. Comment t’appelles ça toi ?”, nous demande-t-elle. En 2007 déjà, le Guardian publiait l’article fondateur “Too ashamed to say no” (“Trop gênée pour dire non”) dans lequel la romancière Esther Freud racontait comment, ado, elle s’était retrouvée nue dans un lit avec un garçon sans le vouloir mais incapable de protester.
La parole est également donnée à de jeunes garçons
Pour Geneviève Fraisse, ces histoires personnelles témoignent d’une “organisation sociale qui repose sur l’idée que le corps des femmes est à la disposition des hommes. Plutôt que de parler de patriarcat, de droit du père, il faut parler du fait qu’on a persuadé les femmes qu’il fallait céder”.
La philosophe estime que le mouvement MeToo vient bouleverser cette organisation et constitue dès lors un “Evénement avec un grand E”. Olympe de G. abonde : “On arrive collectivement à bousculer ce qu’on prenait pour une évidence. Tout le monde trouvait normal que les femmes se fassent ‘draguer lourdement’, ‘tripoter’…”
Revenons un instant au film Sexe sans consentement, qui donne la parole à de jeunes garçons abordés en festival ou sur la plage (procédé pouvant être contesté du fait du léger déséquilibre qu’il instaure entre leurs interviews et celles des filles), mais qui a le mérite de mettre au jour leur confusion, leurs idées fausses.
“Ce que j’aime pas, c’est les filles qui en parlent beaucoup et qui derrière ne font rien”, dit l’un. “Moi j’aime bien les filles compliquées, donc dès qu’on me dit ‘non’, ça me motive encore plus pour y aller. (…) Pour moi, le ‘non’ d’une fille c’est… c’est pas excitant mais ça me motive en tout cas”, lâche un autre. Un troisième explique qu’il n’aime pas la verbalisation du désir : “Je préfère quand c’est sous-entendu, un peu de poésie, un peu de théâtre, un peu de jeu, sinon c’est pas drôle !”
L’irrespect d’une soi-disant tradition française de l’amour courtois
La parole, ennemie de l’érotisme ? C’est l’argument brandi par les détracteurs et détractrices du mouvement Me Too qui voient dans le féminisme un puritanisme anti-épicurien, irrespectueux d’une soi-disant tradition française de l’amour courtois, comme l’expliquèrent les signataires de la tribune sur “la liberté d’importuner” dans Le Monde le 8 janvier.
Depuis, la peur d’une “désérotisation” des relations humaines, d’une “hygiénisation” de la société grandit, avec en sous-texte l’idée que Me Too irait “trop loin”. Or, comme le dit Geneviève Fraisse, cet argument est né avec le concept même de démocratie porté par la Révolution française de 1789.
“L’égalité signait pour certains penseurs le remplacement de l’amour par l’amitié. Si on est semblables, il n’y aura plus d’altérité érotique pensaient-ils ! C’est une question logique en démocratie mais qui est fausse. Ce à quoi Stendhal répond dans De l’amour : ‘On n’empêchera jamais un rossignol de chanter au printemps.’’
Elle ajoute : “Les femmes qui ont signé cette tribune sont mortes de trouille. Les gens ont peur car on avance, on invente quelque chose de nouveau. Pourquoi toujours penser en terme de conservation et non d’innovation ? Il ne faut pas être anxieux, la vie n’est pas faite pour ça !” Claire, elle, met sur la table sa propre histoire : celle d’une jeune femme chez qui “un truc s’est débloqué” depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein. Désormais, Claire ne dit plus oui quand elle pense non, ne couche plus pour ne pas froisser, et ne s’exclame plus “ouah c’était super” si ça ne l’était pas.
Cessons de blâmer les femmes, d’ignorer certaines paroles
La parole des femmes se serait donc “libérée”. C’est ce que l’on entend partout, tout le temps, comme si les femmes avaient enfin fait un travail sur elles-mêmes. Mais si cette parole avait toujours été là ? Si c’était les oreilles qui n’avaient d’autre choix désormais que de se tendre et d’écouter la multiplication des témoignages ? Car comment pouvait-on dire l’agression lorsque l’on savait que l’on ne serait ni entendue ni crue ?
Olympe de G. se souvient que lors de son premier dépôt de plainte pour agression sexuelle à l’âge de 19 ans au commissariat du Ier arrondissement de Paris, on lui a rétorqué : “Mais Mademoiselle, si vous aviez bu, comment pouvez-vous décrire votre agresseur ?” “Que répondre à ça ? Que boire ne rend ni aveugle ni amnésique ? Je me suis sentie responsable durant quinze ans parce que j’avais trop bu ce soir-là.”
La prise de conscience des violences faites aux femmes s’accompagne parfois, pour ne pas dire souvent, d’une culpabilisation de ces dernières, voire d’une politique conservatrice consistant à rejeter la faute sur l’alcool ou la pornographie, quand le problème réside en vérité ailleurs. “L’important, ce n’est pas la confiture sur le pain, mais le pain !, résume Geneviève Fraisse, soit l’organisation sociale, les rouages. Il faut changer la mécanique. Et la démocratie contemporaine permet heureusement une pensée de l’émancipation collective des femmes.”
Ovidie, autre réalisatrice de films X féministes, met tout de même en garde contre l’argument de “la misogynie intégrée” : “Il y a toujours ce risque de retirer la capacité de discernement à un ou une individu(e). C’est important de parler de consentement mais attention aux dérives, à la réappropriation de cette notion par une certaine forme de féminisme qui voudrait voir un contrôle de l’intime.”
Dans un article intitulé “The Female price of masculine pleasure”, paru le 25 janvier dans l’édition américaine du magazine The Week, une journaliste écrivait avec justesse : “La prochaine fois que nous nous demanderons pourquoi une femme n’a pas immédiatement perçu et géré sa propre gêne, nous devrions nous demander pourquoi nous avons passé les décennies précédentes à lui apprendre à rejeter les signaux que nous lui reprochons maintenant de ne pas reconnaître.” En d’autres termes : cessons enfin de blâmer les femmes, d’ignorer certaines paroles, ne détournons plus le regard des sujets qui gênent aux entournures, dialoguons, vivons cette révolte à fond, en nous rappelant que céder n’est pas consentir.
Sexe sans consentement Le 6 mars, 22 h 55, France 2, case Infrarouge
(1) Ces prénoms ont été modifiés
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