[Hors-champs #2] “Barbie”, ou comment mettre le féminisme au service du mercantilisme le plus retors.
Talons aiguilles ou Birkenstock ? Telle est la question existentielle que pose le film Barbie, de Greta Gerwig, qui continue à être classé haut au box-office (dans les pays où il n’est pas censuré) depuis sa sortie cet été. Nous sommes nombreux·ses à avoir joué avec des Barbie ou à en avoir acheté depuis des décennies. Problème : la poupée se vendant un peu moins bien depuis quelques années – justement parce qu’elle était trop genrée et caricaturale –, il a fallu un plan de relance pour rallumer la machine à fantasmes.
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Cela a commencé il y a plusieurs années avec l’instrumentalisation de la Journée internationale des droits des femmes, puis avec la célébration de Barbie dites différentes, telle Becky, une amie de Barbie handicapée, mais, problème, les dimensions de son fauteuil roulant ne lui permettaient pas d’entrer dans la maison de Barbie. Puis ce fut l’apparition d’une Barbie grosse – mais elle ne se vendait pas – ou d’un Ken avec une boucle d’oreille, qui lui aussi fit un bide, et bientôt d’une Barbie dite bizarre, dérivée du film.
Transgresser pour vendre plus
Bizarre parce qu’elle est un peu boursouflée, les cheveux en pétard. Greta Gerwig lui a confié un rôle d’enfer : considérée comme celle qui peut tout dire, même l’impossible, elle demande à Barbie-reine d’assouvir son rêve : s’occuper des ordures à Barbieland. On le voit : on fait dans la dentelle. La créatrice de la poupée, compagne du fabricant, voulait “ouvrir la porte de la cuisine” en incitant les filles à devenir ce qu’elles voulaient et surtout en vendant toujours plus. Depuis, rien n’a changé.
Ce n’est pas la première fois – ni la dernière – que le féminisme sert d’argument de vente, mais là, avec le long métrage Barbie, toutes les cases sont cochées, et le cynisme mercantile de l’opération, avec la complicité d’une cinéaste indépendante, est particulièrement retors. Certes, au début, comment ne pas éprouver un certain plaisir à constater l’humour décalé et la satire pop d’un monde masculin peuplé de types simplets se faisant dominer par des femmes belles et puissantes, dans une actualité cinématographique où les blockbusters balancent tous les mois des corps virils super-testostéronés ? Hélas, très vite, le véritable but du film noie la fiction et rend le scénario dissonant.
“Le féminisme post-MeToo est tout simplement effacé au profit d’un prétendu pouvoir ‘girly’ confondant volontairement féminin, féminité et féminisme, en omettant constamment les raisons de la lutte du combat des femmes.”
Barbie est Barbie parce qu’elle aime faire la fête et aller à la plage. Barbie pleure parce qu’elle découvre qu’elle a les pieds plats. Au pays du réveil d’un masculinisme meurtrier, alimenté par un ex-peut-être-futur Président quadruplement inculpé qui assume de plus en plus son antiféminisme, le Barbie de Greta Gerwig s’insère dans un storytelling où le féminisme post-MeToo est tout simplement effacé au profit d’un prétendu pouvoir “girly” confondant volontairement féminin, féminité et féminisme, en omettant constamment les raisons de la lutte du combat des femmes. Récupérant en apparence un certain female gaze, l’ogre hollywoodien dévore et annihile, sous couvert d’humour, tout soupçon de rébellion contre un patriarcat de plus en plus agressif.
D’autres vies au-delà de Barbieland
Elle, elle porte des boots et une robe T-shirt à paillettes. Elle, contrairement à Barbie, ne vit pas dans un monde de rêve mais dans un pays post-totalitaire et, pour gagner sa vie, fait un bullshit job : assistante de production, travaillant 20 heures sur 24 dans sa bagnole au milieu des embouteillages de Bucarest, elle doit sélectionner les ouvriers les plus convaincants ayant eu un accident de travail afin qu’ils jouent dans la publicité d’une firme internationale vendant la sécurité au travail.
Pour supporter la situation – elle doit écouter les malheurs de tous ces hommes blessés, les filmer sans leur promettre qu’ils seront “castés” – et surmonter sa fatigue, elle s’invente un avatar macho moustachu super-politiquement incorrect à qui elle prête des pensées pour le moins malséantes – l’anti-Ken par excellence –, qu’elle balance plusieurs fois par jour sur Instagram.
Contrairement à Barbie qui pense qu’elle n’a pas de vagin, Angela aime faire l’amour et se choisit des partenaires avec qui elle va parvenir à l’orgasme. Angela est l’héroïne du nouveau film remarquable de Radu Jude, qui vient de sortir sur les écrans, N’attendez pas trop de la fin du monde, avec la prodigieuse Ilinca Manolache.
Auréolé de l’Ours d’or à Berlin en 2021 pour Bad Luck Banging or Loony Porn, et du prix spécial du jury au festival de Locarno pour ce film-ci, le cinéaste roumain nous offre une œuvre politico-poético-subversive, portrait d’une fille d’aujourd’hui résistante et résiliente. Au sourire mielleux de Barbie qui, à la fin du film, demande rendez-vous à un gynéco, je préfère le sourire ravageur d’Angela quand elle voit la tache de sperme de son amant sur sa robe à paillettes.
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