[Hors-champs #3] Ocean Vuong, Annie Le Brun et Patti Smith, trois belles idées la poésie qui en démontrent toute la puissance selon Laure Adler.
Parce que la langue nous semble si difficile à utiliser pour ne pas trahir ce que nous ressentons au plus profond de nous-mêmes. Parce que, donc, nous sommes démunis dans ce brouillard sémantique où les mots se dérobent pour tenter d’approcher la vérité, alors surgit la force de la poésie. Elle advient sans crier gare et nous apporte une forme de respiration à ce qui nous fait suffoquer. Trois textes nous invitent à comprendre sa force rageuse et la beauté de ses insurrections tout en désentravant la langue de ses lourdeurs psychologiques et interprétatives.
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Ainsi les poèmes d’Ocean Vuong, regroupés sous le titre Le temps est une mère, nous communiquent une force de vie irradiante. Cet auteur découvert avec son premier livre Un bref instant de splendeur, lettre d’amour à sa mère disparue, renouvelle, électrise, érotise le genre poétique avec cette succession d’instants d’existence. Sous forme de poèmes ou de prose poétique, il nous entraîne dans une lente et douloureuse remémoration de ce qui l’a traumatisé depuis sa naissance. La douleur de vivre le dispute à la volonté de continuer. Continuer quoi ? À faire semblant de vivre ? Sûrement pas. Et c’est là que le poème apparaît comme une forme de résistance à l’oubli et comme une méthode de réassurance du monde extérieur et de soi-même.
Reviennent alors les images de la guerre du Vietnam, de cet enfant né dans un hospice en flammes, du silence de sa mère devenue manucure dans un salon de coiffure à New York et qui n’a jamais voulu transmettre à son fils ses souffrances. Remontent aussi par fragments des journées interminables dans un hôpital où Ocean tente de soigner sa phobie des papillons qui l’encerclent, ses cris de colère contre cette Amérique blanche qui n’a jamais reconnu ce qu’il nomme “la souffrance jaune” de ses citoyens asiatiques. Ocean se présente lui-même avec fierté comme un petit loser magnifique, un écrivain et un poète qui, à force de frapper à son crâne a réussi, comme il dit, “à rentrer à la maison”. La maison, ce sont les mots, ses mots qu’il a trouvés pour être enfin en paix, même si, par intermittence, la guerre ressurgit.
Parce qu’elle pense depuis plus de quarante ans que notre langue est minée de l’intérieur et que, pour accéder à la sincérité, il faut trouver d’autres chemins, elle a choisi la poésie comme voie d’accès principielle à la sincérité contre toutes les tricheries. On la connaissait écrivaine, critique d’art et de littérature, amoureuse – entre autres – de Sade et de Victor Hugo ; on découvre Annie Le Brun poète de l’essentiel qui, par fragments et par associations, nous entraîne dans sa vision des mondes – monde souterrain, monde onirique, monde fantastique, monde érotique – dans L’infini est un contour. Celle qui se définit comme n’ayant rien à dire opère par soustraction, déshabillage, dénuement, parvenant ainsi à des collisions de sens et provoquant des images.
C’est un banquet joyeux, déstabilisateur, féroce, iconoclaste. Le travail de et sur la langue est aimanté par la croyance en la beauté. Certains de ses poèmes sont si beaux qu’on a envie de les apprendre par cœur. D’autres broient et pulvérisent bien des clichés sur les prêts-à-penser et nous enjoignent à embrasser le réel. “N’allez surtout pas penser que l’existence est ailleurs, vous voyez bien que tout et son contraire sont déjà là.” Décollons ces écailles millénaires qui obscurcissent notre goût de l’avenir, réensauvageons nos rêves dans la perspective de réhabiter la langue.
“Est-ce le fil du langage qui retient le cerf-volant de ce que nous sommes ou est-ce l’envol du cerf-volant qui donne au fil sa tension particulière ?” Comme Annie Le Brun, Patti Smith aime poser des questions sans savoir y répondre. Comme Annie Le Brun, elle possède un rythme particulier et a créé sa propre langue, son propre tempo. En un quart de seconde sur la bande FM, on la reconnaît. Cette grâce, doublée d’une délicatesse d’âme, trouve sans doute sa source dans l’amour qu’elle a pour Rimbaud. Cette histoire a commencé à l’adolescence et fut déterminante. Pour lui, elle a quitté son boulot d’assistante libraire à New York et débarqué à Charleville pour se recueillir sur sa tombe.
Vous me direz, nous sommes nombreux à avoir été – et à être toujours – amoureuses et amoureux de Rimbaud, mais chez Patti, l’empreinte, le magnétisme, l’addiction, l’obsession composent, au fil du temps, une trame narrative et sentimentale si forte que sa passion en devient contagieuse. Il suffit d’ouvrir son édition d’Une saison en enfer. Un revolver – celui qu’a acheté Verlaine et qui a blessé Rimbaud – y tient une place privilégiée. Oubliée pendant un siècle, l’arme ressurgit en 2014, exposée derrière une vitrine dans une boîte à gâteaux à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Patti, évidemment, est là et prend une photographie. Verlaine a tiré deux fois. Patti nous fait trembler à l’idée qu’il aurait pu tirer trois fois. Rimbaud l’a craint et est allé chercher un agent de police qui a désarmé Verlaine. La plaie de Rimbaud s’est infectée. C’est, épuisé et fiévreux, mais avec dans ses poches des feuilles de papier, qu’il a regagné la ferme familiale pour y écrire Une saison en enfer.
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