Dans ce Hors-Champs #3, la journaliste Laure Adler évoque trois femmes artistes, leur parcours, leur œuvre.
Elle s’appelle Gertrude.
Elle a 29 ans quand elle débarque des États-Unis à Paris, cœur battant de l’avant-garde, et rejoint son frère Leo. Cette titulaire d’un diplôme sur l’hystérie, spécialiste d’embryologie, vient alors de renoncer à une carrière scientifique pour devenir poétesse. Elle va inventer sa propre langue sensuelle, matérielle et répétitive, par un lâcher-prise de notre conscient. Amie et inspiratrice des écrivains comme des peintres – la postérité retient Picasso, mais il y en eut bien d’autres tels Juan Gris et René Crevel –, elle recherche, par l’abandon de sa propre identité, la force nucléaire de l’élémentaire de la langue, le “on” impersonnel, l’endroit où la langue ne sert pas à la communication mais rompt avec le dehors du monde pour atteindre le silence du corps et de l’esprit.
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La force provocatrice et érotique de l’œuvre de Gertrude Stein, qu’on peut découvrir au musée du Luxembourg à Paris, résonne fortement aujourd’hui par sa radicalité poétique, ironique et prophétique. Ainsi, ses réflexions sur l’identité – “C’est drôle d’être toi-même, car tu n’es jamais toi‑même pour toi-même sauf quand tu te rappelles toi-même et alors, bien sûr, tu ne te crois pas toi-même.” (Everybody’s Autobiography, 1937) – ou sur le refus d’assignation à un sexe – “Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui ont un caractère queer, un jour il y aura une histoire de tous ces types d’hommes et de femmes.” (Américains d’Amérique, 1925) – forcent aujourd’hui notre admiration.
Elle s’appelle Lee et on ne la découvre qu’aujourd’hui en France.
Elle aussi a expérimenté le langage et a progressivement quitté le pop art et le minimalisme. Ses toiles se peuplent de pénis turgescents, agressifs, menaçants, des couteaux apparaissent, compañeros de ces mondes phalliques, alors que les sexes des femmes sont figurés suturés. Le corps devient machine et les machines recouvrent les corps humains dans une société machiste où la puissance et la violence sont les seules valeurs.
L’exposition Lee Lozano – Strike, à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, à Paris, nous émeut et nous fait réfléchir. Combien d’autres femmes artistes encore inconnues de nous ont brûlé leur énergie et fait don de leur vie sans jamais abandonner la recherche de leur vérité ? Lee va soumettre son corps à différentes addictions et s’attachera à la déconstruction systématique de toutes les dominations avant de quitter délibérément la scène artistique où elle était connue pour redevenir “personne”…
Elle se voulait une rêveuse de l’art hors du monde de l’art et, comme Gertrude, s’attacha à dissoudre l’identité. “Je n’ai pas d’identité”, répétait-elle, et elle se prépara progressivement à disparaître, jusqu’à vouloir n’être plus qu’une lettre, “E” comme énergie, avant d’être enterrée, selon ses souhaits, anonymement.
Elle s’appelle Niki.
Elle est connue et reconnue du grand public pour ses œuvres gigantesques, colorées, amusantes, ses fameuses Nanas. Mais n’a-t-on pas trop occulté chez elle aussi la violence de son autodestruction, la désespérance de ne pas pouvoir faire corps avec soi-même, ce qui la conduira, après avoir été mannequin, à choisir la peinture, à prendre la toile comme espace pour y projeter ses tourments ?
Lee montre les couteaux, les revolvers, Niki les utilise pour recouvrir les surfaces de ses toiles et tenter de trouver un peu d’oxygène. Elle n’essayait pas de plaire, Niki, mais d’exister, d’être au monde, de faire ce qu’elle pouvait. Pendant longtemps, elle n’a rien dit. Elle a choisi le jour du mariage de sa petite-fille pour dire à sa fille l’inceste. Dans le livre de Nathalie Piégay, intitulé 3 Nanas (paru en septembre), ainsi que dans Traces, première partie de son autobiographie rééditée en poche ces jours-ci, Niki de Saint Phalle apparaît sous un nouveau jour, prophétesse affrontant la noirceur de la nuit, bravant tous les dangers, modèle de courage, ayant, par son art, réussi à alchimiser ses terreurs.
“Sophie Calle vide, au sens réel et symbolique, le musée Picasso pour y installer ses œuvres et son propre musée. Ce n’est pas pour autant qu’elle veut prendre sa place ou le contester, mais elle utilise Picasso pour trouver sa propre place.”
“Qu’attend-on d’un artiste ou d’une personne qui crée par opposition à ce qui se passe réellement ?” C’est Lee qui pose la question à la fin des années 1960, en préconisant le boycott de tous les musées et institutions culturelles. Cette même question a dû tarauder Sophie Calle quand le musée Picasso à Paris lui a proposé d’investir ses salles. Elle a mis du temps à accepter, et c’est lorsqu’elle a vu, pendant le confinement, les œuvres de Picasso recouvertes de papier kraft qu’elle s’est lancée dans l’aventure.
Comme Lee, Sophie réfléchit à la manière dont elle va quitter le monde. Le thème de la disparition hante toute son œuvre, mais là, elle joue quitte ou double et renverse la table. Elle vide, au sens réel et symbolique, le musée Picasso pour y installer ses œuvres et son propre musée. Ce n’est pas pour autant qu’elle veut prendre sa place ou le contester, mais elle utilise Picasso pour trouver sa propre place.
Son travail autobiographique s’accompagne d’une introspection douloureuse. Elle montre tout, y compris ce qu’elle n’a pas “réussi”. À quoi bon avoir accumulé une œuvre alors qu’on n’a pas d’héritier·ère ? L’inachevé, l’inabouti ne sont-ils pas l’essentiel ? Artiste conceptuelle autant qu’écrivaine accomplie, Sophie joue pour nous avec la mort, nous rendant, nous, ses regardeur·ses, encore plus vivant·es.
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