[Hors-champs #1] À propos du corps féminin, de l’impensable, de “Triste Tigre” de Neige Sinno, de Carolina Bianchi et du pouvoir des femmes…
Mon corps m’appartient. Cette phrase semble être une évidence pour les jeunes filles élevées par des mères qui leur ont appris qu’elles avaient un corps sanctuaire, que personne ne pouvait y toucher et que ce corps allait, à l’adolescence, se transformer. Moi et mon corps. Mon corps moi-même. Cette unité indestructible, ADN de notre rapport au monde, condition essentielle et vitale du respect de notre existence, fut et demeure encore aujourd’hui un long combat.
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J’appartiens à une génération où nos mères ne nous parlaient pas des règles et, quand elles arrivaient, il fallait les cacher sans rien comprendre tout en ayant peur d’être blessées. J’appartiens à une génération où les mots de vagin, d’utérus, sans parler du clitoris n’étaient jamais prononcés, même pas entre copines. Nous ne possédions pas les mots des organes qui nous constituaient. Le mot d’amour, lui circulait souvent, si romantisé qu’il servait d’appât à condition qu’il ne soit pas relié à celui de sexualité. Ce mot-là aussi était tabou dans la bouche de nos mères et quand nous insistions elles faisaient des grimaces en évoquant quelque chose d’“obligatoire” ou de “sale”.
La voix des femmes
Le MLF a bousculé tout cela. Le discours sur le corps des femmes a heureusement évolué et ne cesse de se métamorphoser grâce au renouveau du féminisme, à la puissance des jeunes féministes et à la révolution #MeToo, même si l’ordre patriarcal demeure le système de notre société et si la violence faite à nos corps perdure dans le silence et dans l’effroi.
Des femmes, de plus en plus, osent exprimer sans détours ni résilience cette violence qui nous est faite. Chaque violence faite à une femme est une violence faite à nous toutes. Notre corps nous appartient. Nous ne sommes sujets que si notre corps n’est pas traité comme un objet. Cette solidarité, cette sororité, cette communauté de combat augmentent et trouvent de nouvelles voies. Avant nous avions honte de ce que nous subissions. Maintenant on le crie, on le hurle, on l’écrit, on le performe. On veut que ça s’entende. On ne veut plus que ça se murmure.
J’en veux pour preuve la sortie du livre de Neige Sinno, Triste Tigre – pour moi une révélation – qui trouve les mots pour dire et affronter l’impensable : violée par son beau-père depuis l’âge de sept ans jusqu’à ses quatorze ans, elle a attendu cinq ans et son départ du domicile familial pour le dire à sa mère – qui ne l’a pas crue pendant un an et qui a ensuite quitté son mari et accompagné sa fille pendant le procès. Puis Neige s’est exilée loin de la France et, bien longtemps après, dans un texte bouleversant où se mêlent réflexion sur le mal, introspection et revisitation de la terreur qui habita son enfance, elle nous restitue comment son intelligence a su dissocier ce qu’elle subissait de ce qu’elle pensait. À chaque fois que cela arrivait – et cela pouvait arriver à chaque instant –, elle réussissait à s’échapper en sachant qu’elle était libre tout en subissant les pires des infâmies.
Le cœur au bord des lèvres, le corps déchiqueté, elle continuait à opposer à son bourreau son mépris et la force éblouissante de son esprit. Ce qui intéresse Neige ce n’est pas qu’on la plaigne, ce n’est pas qu’on lui parle de son calvaire, ça la dégoûte même de tant en dire, mais elle doit apporter les preuves de ce qu’elle a traversé pour nous faire entrer dans le cercle infernal : comment penser l’impensable, comment approcher la banalité du mal. Mêlant érudition, philosophie et humour vache, elle entre dans la tête du bourreau et parvient à s’approcher de la jouissance de la destruction pour mieux l’examiner sous son scalpel.
Avant nous avions honte d’être des victimes, nous nous en excusions presque et la société nous répétait que si c’était arrivé c’est parce qu’on l’avait bien cherché. Aujourd’hui quelque chose change. Comme l’a dit cet été dans un entretien à L’Express Christine Angot, abondamment citée par Neige : ”Ce n’est pas la honte qui a changé de camp, ceux qui dominent continuent à en être fiers, mais c’est la solitude. La solitude c’est fini. Les personnes qui en ont été victimes sont ensemble et en colère. Et elles sont solidaires.”
Femmes guerrières
En colère elle l’est, Carolina Bianchi, révélation elle aussi dans le monde du théâtre qu’on a pu découvrir cet été au festival d’Avignon. Elle aussi, comme Angot et Sinno, elle a fait silence sur les viols qu’elle a subis pendant longtemps. Comme elles, elle a puisé ses forces dans sa colère pour trouver comment l’exprimer et la faire partager. Vivant au Brésil, un des pays au monde où se commettent le plus de féminicides, elle a décidé, le temps que dure la représentation, de s’administrer devant nous, la drogue dite du violeur dite encore “bonne nuit Cendrillon” en portugais, pour mieux nous faire comprendre que ce corps sommeillant peut être pénétré comme un vulgaire objet et comment la répétition de cette violence extrême régit le fonctionnement de la société.
Pas de plainte, pas de discours victimaire mais un hymne de guerrière qui enjoint à la lutte, à la solidarité, à la confiance en notre pouvoir, à nous les femmes. Quand Carolina s’endort devant nous sur le plateau, une grosse bagnole noire conduite par des danseurs entre en scène. C’est sur ce capot que se passera la viol. En lettres grasses en lieu et en place de la plaque d’immatriculation sont écrits ces mots : “Fuck la catharsis.” Ce qui intéresse Carolina, c’est d’affronter la violence sexuelle avec sa pensée, comme Angot, comme Sinno, et de trouver de nouveaux concepts loin des discours victimaires qui peuvent ensevelir nos forces au lieu de les réveiller.
Fuck the catharsis. Fuck Abstraction!, c’est le titre du tableau de Miriam Cahn représentant un viol par fellation qui fut récemment exposé au Palais de Tokyo. Que certaines associations le jugeant pédopornographique avaient voulu, en vain, censurer puis qui a été vandalisé par un homme ancien élu du Front national. Représenter le viol comme un crime contre l’humanité et comme une arme de guerre. “Une femme doit être une guerrière et montrer les choses fait partie du combat. Les femmes qui ne se battent pas ne m’intéressent pas”, a-t-elle répondu.
Après la réhabilitation des sorcières, voici celle des guerrières.
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