Militante écologiste allemande, Carola Rackete est devenue une icône mondiale en 2019 pour avoir forcé le blocus à Lampedusa (Italie) afin d’y faire débarquer des migrants secourus par le Sea-Watch 3. Alors que son livre, Il est temps d’agir, est traduit en France, nous nous sommes longuement entretenus avec elle.
Le visage impassible de Carola Rackete, lorsqu’elle avait été arrêtée le 29 juin 2019 à Lampedusa (Italie), comme capitaine du navire de secours Sea-Watch 3 après avoir accosté sur l’île pour sauver 40 migrants, est resté gravé dans les mémoires. En bravant l’interdiction du gouvernement italien et de son ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, alors que le Sea-Watch 3 était resté deux semaines immobilisé dans les eaux internationales, elle mettait cruellement en lumière l’incurie des Etats européens concernant l’accueil des réfugiés. Aujourd’hui encore, une procédure est en cours contre elle pour “incitation à l’immigration clandestine”. Un acte de désobéissance civile qu’elle assume pleinement. Dans Il est temps d’agir, son livre désormais traduit en français par les éditions L’Iconoclaste, elle raconte de l’intérieur ces vingt et un jours où elle a été capitaine du Sea-Watch 3, mais témoigne plus largement d’un engagement sur tous les fronts – le premier d’entre eux étant écologique. Car pour l’Allemande de 32 ans, qui porte autour du cou un pendentif représentant l’île de Lampedusa, “il ne peut pas y avoir de droits humains sans protection des écosystèmes”. Avant de rejoindre la lutte pour la défense d’une forêt en Allemagne (la Dannenröder Forst), cette globe-trotter qui a fait de l’activisme une activité à plein temps nous a accordé un entretien à Paris.
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Votre livre est dédié “à toutes les victimes de l’obéissance civile”. Qu’entendez-vous par là ?
Carola Rackete – Toute société a son propre système légal, ses propres règles, mais elles changent avec le temps. Et leur fondement moral ou éthique n’est pas toujours irréprochable. Il fut un temps où les femmes n’avaient pas les mêmes droits que les hommes. La vision de la société sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas est en constante évolution, et les lois ne reflètent pas toujours bien cela. Il y a souvent une contradiction entre l’opinion d’une population et ses lois. Changer les lois implique donc toujours une confrontation, une désobéissance, on ne peut pas s’y dérober.
Dans certains cas, les lois peuvent avoir des effets négatifs énormes sur les gens. L’exemple le plus éloquent est celui de l’Allemagne nazie. Ses lois étaient criminelles, et elles ont fait beaucoup de victimes. Mais beaucoup de gens disent : “Je n’ai fait qu’obéir à la loi.” Je pense que ce n’est pas juste. Il faut être clair : suivre la loi, être dans l’obéissance civile, ce n’est pas toujours la bonne chose à faire. En fait, si tout le monde ne faisait qu’obéir aux lois, sans écouter son libre arbitre, nous aurions un gros problème.
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Quelles lois devrions-nous enfreindre aujourd’hui ?
Beaucoup, à mon avis ! Par exemple, en Allemagne, il y a en ce moment une mobilisation contre la construction d’une autoroute qui menace de détruire une très vieille forêt, la Dannenröder Wald Forst. Si on prend au sérieux la crise climatique, il est clair que nous devons protéger les arbres, car nous avons besoin d’eux pour nous débarrasser du carbone qui est dans l’atmosphère. La biodiversité dépend des vieilles forêts encore intactes. Nous devrions donc changer radicalement de système de transport, utiliser plus de transports en communs comme les trains, les bus, et non pas construire de nouvelles autoroutes pour des voitures particulières. Il est donc parfaitement justifié que des activistes construisent des cabanes dans les arbres pour occuper la zone et empêcher cette construction, comme ce fut le cas pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en France. En Angleterre et en Israël aussi, il y a eu des mobilisations sur l’extension d’un chemin de fer. Beaucoup de personnes ont participé à des actions de désobéissance civile, et c’était parfaitement justifié. D’autant plus que nous sommes dans une situation où les gouvernements ne respectent pas leurs engagements. Presque tous les gouvernements ont signé les accords de Paris, mais presque aucun ne les respecte ! La situation en mer Méditerranée est similaire. Les pays européens ont signé la convention de Genève sur le statut des réfugiés, et pourtant ils enfreignent cette convention.
Carola, you obeyed the Law of Men, the same Men that more than 70 years ago pushed in the black hole of history those who are raising their head again today. Thank you for putting your body in this fight for civilization. #SeaWhatch3 #CarolaRackete pic.twitter.com/gq0dStotBK
— Roberto Saviano (@robertosaviano) June 29, 2019
Les ONG d’aide aux réfugiés en mer Méditerranée, telles que Sea Watch, visent donc à faire en sorte que les Etats respectent leurs engagements ?
La situation idéale serait en effet que les routes qu’empruntent les demandeurs d’asile soient sécurisées, et qu’ils n’aient pas à utiliser des bateaux de fortune. Cela devrait être le but principal. L’ONG Sea Watch a été fondée pour mettre la pression sur les gouvernements européens afin qu’ils mettent en place leurs propres missions de secours en mer. Mais ils ont fait l’inverse, et ont complètement abandonné la mer Méditerranée. Pire encore, l’Italie a financé les garde-côtes libyens, et s’est entendue avec des milices pour empêcher les départs de migrants. On a aussi des cas, nombreux et documentés, où l’UE utilise ses avions de reconnaissance en Méditerranée pour repérer les migrants et prévenir la Libye pour qu’elle les intercepte. Les garde-côtes libyens récupèrent ainsi des gens dans les eaux internationales, et même dans les eaux maltaises, pour les ramener dans des pays qui sont en guerre civile. C’est une violation claire des accords de Genève sur les droits des réfugiés.
Dans votre livre, vous écrivez que la pandémie a servi de “prétexte” en Europe pour “continuer à se barricader et à contourner le droit maritime, les droits humains et les conventions sur les réfugiés”. Pensez-vous que la situation en mer Méditerranée s’est aggravée depuis que la pandémie a commencé ?
En un certain sens, oui. L’Italie et Malte ont déclaré qu’à cause de l’épidémie, leurs ports seraient fermés. Début août, le Maersk-Etienne [un navire commercial appartenant au géant du transport maritime danois, ndlr] est donc resté au large de Malte pendant un mois avec 27 migrants à bord. Jamais un navire commercial n’est resté immobilisé aussi longtemps avec des migrants à bord dans les eaux européennes. Le 15 avril, un groupe de 51 personnes a été renvoyé vers Tripoli après avoir été secouru dans la zone de recherche et de sauvetage de Malte par un bateau de pêche. C’est complètement illégal.
Tous ces éléments montrent que la situation empire. Et si vous regardez du côté de Lesbos, les garde-côtes grecs renvoient les migrants vers la Turquie sur des canots de sauvetage sans moteur. C’est devenu de plus en plus commun. C’est incroyable. Les Etats font beaucoup de choses illégales en ce moment aux frontières européennes.
Comment avez-vous décidé de faire de la désobéissance civile votre stratégie ?
Un jour, je me suis demandé pourquoi toutes nos tentatives pour réduire nos émissions de CO2 échouaient depuis si longtemps. Mon problème était simple : comment changer la situation politique dans nos sociétés ? Cela m’a conduit très naturellement à m’intéresser à l’histoire des mouvements sociaux. Les mouvements sociaux ont obtenu des changements radicaux : droits des femmes, droits des personnes noires, lutte anti-apartheid, mouvement pour l’indépendance en Inde, etc. On a besoin d’une stratégie efficace pour sortir de l’inaction politique. Autant apprendre des luttes qui ont gagné.
Quelles figures de ces luttes ont particulièrement retenu votre attention ?
L’un des personnages qui m’a le plus impressionnée est Martin Luther King. A la fin de sa vie, il a mis en évidence le fait que la plus grande difficulté du mouvement pour les droits civiques ne résidait pas dans l’opposition de ses ennemis les plus évidents, comme le Ku Klux Klan, mais dans les gens modérés, les centristes, ceux qui ont un comportement réformiste et qui l’accusaient d’être trop radical. Ce constat est très utile pour la situation présente. On sait qu’on doit prendre des mesures drastiques pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais en dépit du consensus scientifique, les modérés continuent de croire qu’il suffit d’amender le système capitaliste, de le verdir. Ce n’est pas l’extrême droite qui nous bloque, ce sont eux.
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Faites-vous confiance aux partis écologistes européens ? Sont-ils assez radicaux, justement ?
L’une des grandes discussions que l’on doit avoir avec eux concerne la croissance verte, cette idée qu’il suffirait de séparer l’économie de la consommation matérielle et énergétique. C’est une croyance que partagent beaucoup de partis écologistes. Or, les faits montrent que c’est une utopie. A chaque fois qu’il y a croissance, l’exploitation des ressources naturelles augmente. A chaque fois qu’on réalise des progrès technologiques, une source de profit se crée, et la consommation d’énergie progresse. En économie, on appelle ça l’effet rebond. Le système capitaliste est ainsi fait qu’il a toujours besoin de croître. Il ne peut que croître, ou s’effondrer. Il faut en finir avec la croissance économique. C’est la seule manière de réduire notre consommation d’énergie et de ressources, et de respecter les limites de ce que la Terre peut supporter. Ça devrait être le point de départ de toute réflexion : la capacité de la Terre à sauvegarder la santé de la biosphère.
Comment avez-vous pris conscience de la crise écologique ?
Mon premier choc a été lors d’une mission au Pôle Nord. C’était en 2015, je venais d’être diplômée en protection de la nature à l’université d’Ormskirk (Angleterre), et j’avais décroché un job à l’Institut de recherches polaires britannique. Quand on est arrivés au pôle Nord à bord du Polarstern, je m’attendais à voir une épaisse couche de glace bleuâtre. Ce n’était pas le cas. A l’endroit où les scientifiques voulaient prendre leurs mesures, la glace était blanche et trop mince. Ils avaient besoin d’une glace de plusieurs années, et elle n’avait qu’un an. Les scientifiques à bord allaient en mission dans l’Arctique central depuis vingt ou trente ans, et ils m’ont fait part de la rapidité du changement climatique.
Ils m’ont aussi dit qu’en dépit des données qu’ils envoyaient, les démarches politiques pour empêcher la fonte de l’Arctique étaient complètement bloquées. J’ai travaillé là pendant deux ans et demi, et j’ai eu plusieurs fois cette même conversation. J’en suis arrivée à la conclusion que ce ne sont pas les faits scientifiques qui nous font défaut, mais l’action politique. J’ai décidé qu’il était plus important de m’impliquer dans l’action politique.
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Vous avez donc rejoint Greenpeace ?
Oui. D’ailleurs, je suis allée quelques semaines en Antarctique avec Greenpeace, et la station argentine a mesuré une température de 18 degrés. C’est la température la plus élevée jamais enregistrée là-bas. C’est dingue. Même les scientifiques sont choqués par le rythme auquel les choses évoluent. Tout va plus vite que ce qu’ils pensaient. Je ne pense pas que ce soit suffisant de s’en inquiéter. Il faut faire quelque chose.
Pensez-vous que nous disposons toujours d’assez de temps avant que l’effondrement arrive à son terme ?
Je pense que la réalité n’est pas aussi binaire. C’est nuancé. Nous sommes déjà engagés dans des changements dramatiques. Mais chaque particule de CO2 qu’on ajoute dans l’air peut encore faire empirer les choses. Il est extrêmement important qu’on arrête d’émettre du CO2. Les accords de Paris ont pour objectif la neutralité carbone d’ici 2050, mais ces calculs reposent sur l’idée que d’ici là, la technologie nous permettra de purifier l’atmosphère. On se repose sur des technologies imaginaires, sans savoir si nous les aurons trouvées. On parle aussi de planter des arbres, mais même les scientifiques qui font ces propositions disent eux-mêmes que ça n’aurait qu’un effet marginal !
Depuis 2018, des jeunes gens manifestent de manière pacifique pour réclamer des pouvoirs publics une action déterminée pour le climat. Etes-vous inquiète du fait qu’ils n’obtiennent rien et qu’ils ne sont pas écoutés ? Faut-il qu’ils changent de stratégie ?
Je pense qu’une partie des gens engagés dans Fridays for Future manquent d’une vision claire des structures de pouvoir, du rapport de force. Ils persistent à demander gentiment, mais la politesse n’a jamais fait gagner un mouvement social. Faire la grève de l’école tous les vendredis est en soi déjà une action radicale. Demandez aux adultes de ne pas aller au travail tous les vendredis, vous verrez ! Mais en même temps, leur impact n’est pas assez élevé pour que des changements adviennent. Ils ont réussi à susciter une grande prise de conscience collective, ce n’est pas rien. Mais les politiques jouent la carte de l’apaisement. Ils saluent ces jeunes qui s’engagent, tentent de les charmer, les invitent à discuter. Il ne faut pas tomber dans ce piège. On doit collectivement se réveiller, et comprendre qu’on doit prendre nos responsabilités de citoyens. La situation est si grave, on n’a pas le choix. C’est la chose logique à faire. C’est une nécessité pour sauvegarder la société humaine et la vie sur terre.
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Beaucoup de gens sont déprimés par la situation, car ils observent directement autour d’eux les effets de la crise climatique. Certains finissent par baisser les bras, et par se replier sur une stratégie individuelle, survivaliste. Avez-vous déjà senti ce sentiment de solastalgie ? Comment lui résister ?
C’est une question importante. Beaucoup d’activistes sont sujets à cela, en effet. Ils commencent à s’engager avec beaucoup de motivation, mais se heurtent à des murs, et deviennent frustrés, voire font des burn-out et se retirent. Nous devons apprendre à prendre soin de notre santé mentale. Nous devons comprendre que les questions des inégalités et de l’écologie ne seront pas résolues demain. Le plus probable, c’est que ça aille de mal en pis. Ce n’est donc pas un engagement qui va durer un ou deux ans. Il va nous concerner pour le restant de nos vies. Nous devons donc, individuellement et collectivement, trouver un moyen de nous stabiliser mentalement. Si tu ne le fais pas, tu deviens incapable de faire quoi que ce soit. Nous devons donc avoir des attentes réalistes, et se ménager du temps de repos, car c’est une course de fond dans laquelle nous sommes engagés, et pas dans un sprint.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Il est temps d’agir, de Carola Rackete, éd. L’Iconoclaste, 284 p., 17€
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