Dix ans après Sex and the City, Candace Bushnell revient avec Cinquième avenue diagnostiquer les symptômes de l’époque à travers les habitants d’un riche immeuble new-yorkais. Addictif.
Quinze ans après ses chroniques “sexe” dans le New York Observer, dix ans après le lancement du livre qui les regroupait et de Sex and the City, la série qui en est issue, comment Candace Bushnell voit-elle l’époque ? Car si la Carrie Bradshaw en vrai s’est imposée à nous tous, lecteurs comme addicts des séries télé, c’est moins comme grand écrivain que comme observatrice aiguë, quasi sociologique, d’un temps : la fin du XXe siècle en Occident, sa liberté, sa décadence, ses accessoires (Manolo Blahnik et Cosmopolitan).
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Après quelques livres caricaturaux, et une série adaptée de l’un d’eux, Lipstick Jungle, la Bushnell revient avec ce qui s’impose comme son meilleur roman. Elle y est, indéniablement, au rendez- vous pour restituer en quelques traits acérés le zeitgeist de notre époque : le début du XXIe siècle, ses désillusions, ses illusions, ses accessoires (iPhone, blogs et hedge funds).
C’est dans un immeuble arts-déco, le luxueux 1, cinquième avenue dans West Village, objet et lieu de tous les désirs, qu’elle va scanner à travers ses étages toutes les strates de la société américaine, et ses bouleversements serrés dans une dichotomie vieilles richesses (et vieilles familles, avec cadavres dans le placard) et nouveaux riches (vulgarité du bling, traders, etc.). Entre les deux, quelques jeunes wannabe prêts à tout (prostitution, dénonciations via leurs blogs…) pour en être.
Bushnell préfère sans conteste les quadras qui ont raté leur vie amoureuse, et se demandent avec angoisse s’ils auront une seconde chance. Parmi eux, une actrice, Schiffer Diamond, qui revient s’installer dans l’immeuble le temps d’un tournage : retrouvera-telle son ancien amour, l’écrivain (en panne) et scénariste (oscarisé) Philip Oakland, qui vit quelques étages en dessous sur le même palier que sa tante octogénaire, ultime témoin du faste d’un New York disparu ? Pour l’heure, il semble préférer les faveurs d’une bimbette de 20 ans, Lola, symptôme narcissique des années 2000, qui ne s’intéresse aux autres que quand ce sont des people, et qui se prendra vite les pieds dans ses dents ultralongues. On croise aussi un vieux couple frustré, les Gooch, dont l’épouse finira par confier ses doutes à son blog, et dont le mari réussira en écrivain pourtant médiocre (au passage, Bushnell ne résiste pas à la tentation d’épingler un milieu de l’édition qui ne veut plus de grands livres littéraires mais des produits facilement marketable). Autre couple mal assorti, Annalisa et Paul Rice : lui, mathématicien acoquiné à la banque, fait fortune en vendant des formules secrètes au gouvernement chinois – ce sont les seuls qui pourront payer 20 millions cash le triplex sublime (la salle de bal y a accueilli Grace Kelly et Jackie O.) qui appartenait à l’une des plus vieilles patriciennes de Manhattan, morte au début du roman.
Tout un symbole chez une Bushnell qu’on sent nostalgique d’une époque qui avait certes quelques taches sur la conscience mais qui savait vivre… C’est d’ailleurs à eux, les riches, qu’elle réservera les quelques happy end du roman. La pionnière de Sex and the City aurait-elle viré réac ? Plus complexe que ça : Bushnell ne s’épargne pas en montrant combien Sex and the City a influencé une Lola qui commencera sa carrière, comme Bushnell l’avait fait elle-même, en tenant une rubrique sur le sexe. Pourtant, l’âme, la fraîcheur, la liberté n’y sont plus : Candace Bushnell constate avec amertume que sa génération (celle de son copain Jay McInerney), qui s’encanaillait dans les bars de travestis du Meatpacking District et hantait le Studio 54 n’aura servi de modèle pour les plus jeunes que pour le pire : le fric facile, le sexe cynique, et le gloss apparent. C’est la fin de toute une époque que pointe l’auteur avec acidité et, sans être de la grande littérature, Cinquième avenue comble, quant à nous, notre propre nostalgie d’une littérature qui, au XIXe siècle et au début du XXe, savait encore nous parler de la société, de ses enjeux, de ses rapports de force et de séduction, de son interférence sur les êtres, et qu’une majeure partie de la littérature de la fin du XXe siècle aura laissé tomber (hormis peut-être un Michel Houellebecq ou un Bret Easton Ellis).
Cinquième avenue, c’est Balzac qui s’hybriderait avec Friends. Car si ses chroniques auront révolutionné la série télé, Candace Bushnell a su importer les techniques addictives (alternances, scènes- suspenses, etc.) des meilleures séries au roman. Et c’est peut-être elle qui aura réussi, à sa manière hypercontemporaine, en faisant s’interpénétrer le genre noble du roman et celui moins noble de la télé, comme s’interpénètrent dans son roman deux strates de la nouvelle société américaine, les patriciens et les parvenus, à accomplir la dernière ambition romanesque de Truman Capote, qui n’a jamais achevé le roman où il ambitionnait de croquer la high society new-yorkaise. On croise d’ailleurs, dans Cinquième avenue, un personnage qui lui ressemble, un certain Billy Lichfield, qui aura passé sa vie à parasiter ses amies les “cygnes” les plus riches, et qui en crèvera. Bushnell, elle, a survécu. Les méchantes langues diront que c’est parce que, contrairement à Capote, elle n’est pas un écrivain. N’empêche qu’avec Cinquième avenue elle signe, à sa façon, plus modeste, son Prières exaucées.
Cinquième avenue (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Cunnington et Béatrice Taupeau, 445 pages, 21,90€
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