A l’occasion des 100 ans du « Canard enchaîné », et de la parution d’un beau livre compilant « un siècle d’articles et de dessins » aux éditions du Seuil, ses rédacteurs en chef Erik Emptaz et Louis-Marie Horeau se confient sur l’identité du journal, les valeurs qu’il défend ou encore son rapport à internet. Entretien.
Le Canard enchaîné a cent ans, et on dirait qu’il n’a presque pas changé depuis sa naissance. Est-ce qu’il y a eu tout de même des évolutions ?
Louis-Marie Horeau – Evidemment il a évolué, mais on peut d’abord répondre qu’il y a des constantes qui ont été préservées en un siècle, et qui sont toujours les fondamentaux du Canard.
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Erik Emptaz – Ils sont dans le premier édito de Maurice Maréchal, le 5 juillet 1916. Il écrit : “Le Canard enchaîné est un journal vivant, propre et libre.” S’il y a des fondamentaux qui ont été respectés, c’est bien ceux-là. Le Canard est toujours libre, propre au sens de non-compromis, et indépendant – ce qui est encore plus un luxe aujourd’hui qu’à l’époque.
LMH – Du point de vue journalistique, les constantes sont évidentes : la satire, l’ironie, l’humour et le mélange constant entre les textes et les dessins. On trouve ça dans le premier numéro comme dans celui de cette semaine.
EE – L’antiphrase et l’ironie sont aussi restées. La maquette, elle, a quand même changé, mais elle reste reconnaissable entre mille. Elle a un côté vieillot, mais c’est une obsolescence assumée, parce qu’on ne ressemble pas à tous les hebdos ou quotidiens et dans un kiosque, on reconnaît tout de suite Le Canard.
LMH – L’autre constante est économique : c’est un journal qui techniquement n’est pas très cher à fabriquer, et pas très lourd.
EE – On n’a pas gardé la livraison à vélo cependant ! Car au départ, le couple Maréchal livrait le journal à vélo. C’était un journal fait dans leur cuisine.
C’est sûr que la diffusion a pris une autre dimension par rapport à l’époque. Où en êtes-vous à ce niveau-là ?
EE – Elle est pas mal. On est au-dessus de 400 000 exemplaires par semaine.
LMH – Dont environ 70 000 abonnés. C’est un ratio faible par rapport aux news mag.
EE – Il y a un réflexe des gens qui consiste à aller acheter Le Canard le mercredi en kiosque.
LMH – Ils aiment bien l’avoir le matin en plus, or la dégradation des services postaux est telle qu’ils préfèrent l’acheter pour l’avoir plus tôt entre les mains. Ce qui est inquiétant, c’est la réduction du nombre de points de vente : en Allemagne il y en a deux fois plus par habitant qu’en France…
Le Canard se distingue par le fait qu’il n’a pas de site internet. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?
EE – On s’en félicite. La plupart des journaux qui sont partis bille en tête ont commis la redoutable erreur de mettre sur le net les trois quarts de leurs contenus gratuitement, et d’habituer les lecteurs à avoir un nombre d’infos qui leur suffit amplement. Difficile de les rattraper ensuite. Deuxièmement, si on était allé sur le net, cela aurait impliqué de fournir des infos toutes les deux heures. Or il est déjà difficile de fournir de l’info de qualité une fois par semaine ! Cela voulait dire engager une seconde équipe, avec des stagiaires mal payés.
LMH – Et avec quoi on les paye ? Soit on accepte la publicité, et pour nous, il n’en est pas question, soit on adopte un système payant comme Mediapart. Mais c’est un modèle économique fragile et incertain.
EE – J’en avais parlé avec des gens du Guardian il y a deux ou trois ans. Ils m’ont dit : “Vous n’avez aucun intérêt à aller sur le net aujourd’hui.”
LMH – On ne veut pas de pub pour des raisons historiques, et parce que c’est le prix de la liberté. C’est pourquoi si on allait sur le net, on serait deux fois perdant : il faudrait payer les gens qui font le site, et les gens qui lisent le site n’achèteraient plus le papier – comme c’est arrivé à Libé. Économiquement, c’est se tirer une balle dans le pied.
EE – De plus on perdrait en qualité. Sur internet, tout va trop vite. On risque de publier une info et de devoir la démentir deux heures après.
LMH – On n’est pas adeptes de la maxime de Pierre Lazareff : “Une info plus un démenti ça fait deux papiers.” (rires)
C’est donc un choix délibéré ?
EE – Tout à fait. Cependant, le jour où il faudra y aller – parce que ça arrivera forcément −, on est prêt à le faire dans les meilleures conditions, on a les moyens de le faire vite. Pour l’instant c’est un choix pragmatique, pas un dogme, ni un refus du progrès. Si le modèle économique était bon, on y serait depuis longtemps.
LMH – Ce serait peut-être un moyen de gagner de nouveaux lecteurs, mais il faut qu’on les gagne dans des conditions économiques acceptables. Beaucoup de gens à l’étranger nous disent qu’il faut qu’on aille sur le net. Mais pour l’instant on ne voit pas comment s’organiser.
EE – On n’en a pas non plus la nécessité, car il n’y a pas d’érosion brutale des ventes qui nous contraigne à le faire. C’est la sagesse des centenaires : tous les autres l’ont fait, nous on a regardé.
Comment définiriez-vous l’ADN du Canard ? Est-il libertaire ?
LMH – Anti-autoritaire, oui. Libertaire, si on le comprend comme “ni dieu ni maître” économique, oui. Ça fait partie de l’ADN du Canard d’être rebelle à toutes les autorités : à sa naissance il était antimilitariste et anticlérical. La sensibilité du Canard a toujours été plutôt à gauche, mais notre formule c’est: “ni de droite ni de gauche, d’opposition”. Cette position critique est caractéristique. On fait d’abord notre boulot de journalistes.
Comment êtes-vous arrivés au Canard ?
EE – J’étais d’abord journaliste au Quotidien de Paris. Le premier numéro de ce journal est paru au lendemain de la mort de Pompidou, en 1974. L’idée de Philippe Tesson, qui l’a fondé, était de faire cohabiter des gens allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. C’était un joyeux bordel très sympathique. Le journal était fait par des gens comme moi, qui avaient une grosse expérience journalistique – de l’ordre de trois mois ! (rires) Et on pouvait se retrouver en une si on avait une bonne idée !
A l’époque Philippe Tesson faisait des éditos pour Le Canard. Comme on était très mal payé, il m’avait dit : “Vous avez le profil Canard, vous devriez les rencontrer.” On avait fait un déjeuner à l’époque, assez alcoolisé d’ailleurs. On m’avait dit : “Oui, viens, pitchoune ! Quand tu veux ! Si t’as une bonne idée, viens-nous voir !” Six mois après Le Quotidien a fermé – il est réapparu plus tard. Les gens du Canard m’ont appelé le lendemain en me disant de venir. C’est comme ça que je suis rentré. Peu de temps après c’était le tour de Louis-Marie.
LMH – Moi j’ai commencé à Combat, qui était dirigé par Philippe Tesson. J’ai fait partie de l’équipe qui a quitté Combat pour créer Le Quotidien de Paris, qu’Eric a rejoint un peu après. On était dans le même bateau, puis Le Quotidien a fermé. J’étais au chômage, j’ai fait quelques piges, dont certaines au Canard. Claude Angeli [alors rédacteur en chef du Canard, ndlr] m’avait appelé et il m’a demandé de bosser un peu avec lui. Le jour où j’ai eu une autre proposition, Angeli m’a dit de rester.
EE – Ce qui avait plu au Canard chez moi, c’est que j’avais été excommunié. On avait fait dans Le Quotidien de Paris un pastiche des tests “Que Choisir”. Il y avait eu une encyclique du pape sur l’éthique sexuelle condamnant la masturbation, l’adultère et l’homosexualité. Trois d’entre nous étaient allés dans des églises parisiennes se confesser. On avait donné le verbatim de la confession, et la pénitence qu’on avait récoltée dans chaque église. C’était une sorte de test comparatif selon les quartiers.
LMH – La conclusion c’était : “Allez plutôt dans telle église, c’est moins cher !”
EE – J’étais allé à l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal, porte de Saint-Cloud, et ils m’avaient refusé l’absolution, alors qu’à Saint-Eustache, aux Halles, ils m’avaient fait un discours très paternaliste : “C’est pas grave mon garçon !” Et ça avait fait un énorme scandale ! On s’était fait allumer absolument partout, y compris dans Charlie Hebdo de l’époque, c’est comme ça que j’ai connu Cabu. Il y avait eu un communiqué du Vatican disant : “Les gens qui ont fait ça sont excommuniés de facto.”
LMH – Cela n’avait pas franchement amusé Tesson parce que sa femme était assez croyante et il n’était pas content d’être excommunié.
EE – Le Quotidien de Paris faisait beaucoup de buzz, il était très cité, mais les ventes étaient misérables.
LMH – Un jour on a quand même été cité par le New York Times qui avait dit : “Small, but respected french newspaper.” (rires)
Avez-vous déjà fait des enquêtes de lectorat au Canard, pour savoir qui vous lit ?
EE – On ne fait jamais d’étude sur nos lecteurs…
LMH – Pour une raison simple, c’est que les gens qui paient les enquêtes sont des publicitaires qui veulent savoir si leurs lecteurs préfèrent telle bagnole, ou tel shampoing. Comme nous ne sommes pas un support de pub, tout le monde s’en fout…
EE – Des gens l’ont fait tout de même pour le fun et nous ont filé les résultats de l’étude. Ce qui ressortait, outre le fait qu’on était lu dans toutes les catégories de la population sauf chez les agriculteurs, c’est qu’il y avait une transmission familiale.
LMH – L’image du lecteur du Canard en vieil instituteur laïcard est très loin de la réalité ! Ce serait en tout cas étrange de faire nous-mêmes une étude de lectorat : ça voudrait dire qu’on veut adapter le contenu du journal au lecteur ? Ce serait un peu tordre le bras à notre liberté.
Le Canard a la tradition d’utiliser des pseudonymes comme Jérôme Canard par exemple, ou Louis Colvert. Certains articles sont aussi non signés. Pourquoi ?
EE – Une des règles du Canard c’est que les articles sont très courts, et qu’on ne signe pas quand on a écrit un papier à trois personnes, ce serait ridicule.
Vous ne semblez pas beaucoup attachés à la notion d’auteur…
EE – Non, et la notion de melon est aussi vite sanctionnée ! (rires)
On peut savoir qui est Jérôme Canard ?
LMH – C’est personne, et c’est tout le monde. Soit on est plusieurs à travailler dessus, soit il y a un pigiste. Mais le pseudonyme collectif signifie que c’est Le Canard. Et quand Jérôme Canard a trop signé c’est Louis Colvert qui prend le relais.
Le Canard enchaîné a-t-il des rejetons ?
LMH – A l’étranger il y a eu des tentatives de créer des journaux qui nous ressemblent : La Souris en Grèce, Le Crocodile en Russie et El Cocodrilo en Espagne, Le Cafard déchaîné au Sénégal… Certains viennent faire un stage quasiment au Canard pour essayer de le reproduire. Mais souvent ils sont rattrapés par la nécessité économique.
EE – Plus généralement, en se replongeant dans l’histoire du Canard, on se rend compte que lorsque nous avons révélé l’affaire des diamants de Giscard, nous étions l’un des seuls journaux à faire de l’investigation. On oublie qu’un type d’Antenne 2 s’est retrouvé au placard à l’époque, simplement pour avoir cité dans une revue de presse l’affaire des diamants ! Depuis, pas mal de journaux se sont mis à faire de l’investigation.
LMH – Le Canard a bénéficié de la mythologie autour du Watergate. Cela a secoué la culture journalistique française.
Et sur d’autres supports, comme la télévision, pensez-vous avoir eu une influence ?
EE – Oui, le modèle à la base de la plupart des émissions satiriques à la télé, c’est Le Canard.
LMH – Par exemple, il y a un réflexe maintenant à la télé qui consiste à comparer ce que dit un homme politique maintenant avec ce qu’il disait quelques années avant. C’est une des marques de fabrique du Canard, et maintenant on le voit partout !
Claude Angeli dit que Le Canard c’est de l’investigation et de la satire. C’est ce qui vous différencie de Mediapart ?
EE – On nous compare souvent à Mediapart, mais à Mediapart il y a un côté plus imprécateur et justicier. Nous on s’en tient aux faits, qu’on essaye de raconter de façon plaisante.
LMH – Quand un article commence à ressembler à un réquisitoire, on élague. On fait attention à ce que le ton ne soit pas accusateur, on prend le parti d’en rire, pas d’être pour ou contre.
EE – Si un jeune journaliste arrive ici et appelle un ministère de la part du Canard, il obtient très vite une réponse, ça peut monter à la tête. Nous, on calme le jeu. Le précédent directeur, Roger Fressoz, avait des colères mémorables à ce sujet. Il disait toujours : “Des faits nom de Dieu ! On s’en tient aux faits !”
LMH – C’est encore un cri qu’on entend à la rédaction, en hommage à Roger Fressoz. En tout cas, on n’a pas l’œil rivé sur la concurrence. On se retrouve parfois sur les mêmes sujets que Mediapart, mais on ne marque pas à la culotte qui que ce soit.
François Hollande était-il le “rédacteur en chef” officieux du Canard quand il était Premier secrétaire, comme on l’entend parfois ?
LMH – C’est une plaisanterie ! Cela dit, tout le monde a été ou sera un informateur du Canard. C’est vrai qu’il y a énormément d’hommes politiques qui de temps en temps filent un tuyau au Canard, lui racontent une histoire… A charge pour nous de vérifier. Il m’est arrivé plein de fois d’avoir au téléphone un homme politique qui me raconte une histoire, ça ne fait pas de lui un informateur. La semaine suivante il peut aussi bien avoir la “Noix d’honneur”! (rires)
Comment déterminez-vous la “Noix d’honneur” ?
LMH – En conférence de rédaction en général quelqu’un demande : “Quelqu’un a vu une noix ?” Plus grave encore, il y a le “Mur du çon”. Pour revenir à François Hollande, il est très possible que dans une vie antérieure il ait filé un tuyau au Canard, comme ça a pu arriver à d’autres, de tout bord.
Un jour j’ai déjeuné avec une dame qui avait travaillé au cabinet de De Gaulle quand il était à l’Elysée. Elle m’avait dit : “Vous savez quelquefois il se passait des petites histoires à l’Elysée, et on appelait Le Canard pour les raconter parce que ça nous faisait plaisir ensuite de lire dans la chronique ‘La Cour’ de André Ribaud (alias Roger Fressoz) !” Elle me racontait ça comme si elle avouait des turpitudes épouvantables, vingt ans après !
A une époque, vous avez décliné des journaux intimes des premières dames en page une : « Le journal de Carla B », de Cécilia, etc.
EE – Oui, c’était Frédéric Pagès qui faisait Carla B. Xavière Tibéri, on le faisait à trois, avec les infos apportées par Hervé Liffran.
LMH – C’était formidable. A partir du prisme d’une personnalité dont on racontait le quotidien, on faisait vivre l’actualité. Ça permettait de raconter des histoires de façon très amusante.
EE – Avant il y a eu aussi Panafieu, on l’appelait “la pintade à roulettes”, le sobriquet lui est resté. Des gens l’appelaient comme ça ! (rires) On rigole mais un soir je m’étais retrouvé dans un dîner avec la fille de Tibéri. Elle me dit : “Et toi qu’est-ce que tu fais ?” Quand je lui ai dit que je travaillais au Canard, je me suis un peu éloigné pour ne pas me prendre une baffe. En fait, elle m’a dit que ça la faisait rire !
LMH – Il faut dire que c’était une très bonne cliente pour nous. On a arrêté les journaux intimes, mais on ne dit pas qu’on y reviendra jamais. Il faut qu’il y ait une première dame, et qu’il se passe quelque chose entre l’esprit du Canard et sa personnalité.
Vous dépendez du personnel politique en fait ?
LMH – Bien sûr. Balladur, par exemple, comme Premier ministre, avec ses manières ridicules, avait du talent pour Le Canard. En revanche Fillon est triste comme un jour sans pain. (rires)
Propos recueillis par Amélie Quentel et Mathieu Dejean
lire aussi notre reportage sur les 100 ans du Canard
Le Canard enchaîné, 100 ans, Un siècle d’articles et de dessins, coordonné par Laurent Martin et Bernard Comment, éd. Seuil, 614 p., 49€
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