En 1995, Balladur et Chirac financent leur campagne électorale avec des millions à l’origine douteuse. Le Conseil constitutionnel cache l’information pour éviter un scandale. Aujourd’hui, ceux qui ont participé à la dissimulation reviennent sur leur malaise.
Tempête sous un crâne. Dix-sept ans après, Jacques Robert se repasse encore le film de ces longues journées d’octobre 1995 autour de la table du Conseil constitutionnel. Trois jours qui ont fait basculer la Ve République dans une autre dimension, celle d’une République bananière qui viole les règles qui la fondent et auxquelles chaque citoyen est censé obéir sous peine d’emprisonnement. Le crâne est dégarni, le regard aigu sous les lunettes. Cet éminent juriste de 84 ans, agrégé de droit public, ne digère toujours pas la façon dont lui et ses collègues ont validé les comptes de campagne d’Edouard Balladur et de Jacques Chirac au lendemain de la présidentielle du 7 mai 1995 alors qu’ils étaient illégaux.
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« Une belle entourloupe »
La première fois que Jacques Robert est sorti de son silence, c’était dans Le Parisien du 1er décembre 2011 :
« Nous n’étions pas très fier, expliquait-il. La raison d’Etat l’avait emporté sur le droit. Nous avons servi de caution à une belle entourloupe. »
Aujourd’hui, il nous reçoit chez lui, assis dans le fauteuil de son bureau de style bourgeois empli de livres et d’archives bien rangées. Il en dit plus sur le profond malaise que cette « entourloupe » lui a laissé.
« Pour moi, commence-t-il, cela a été un déchirement intérieur. J’ai eu l’impression qu’on me prenait en otage dans une affaire politique. Nous avons présenté devant la nation des comptes réguliers alors que nous savions tous qu’ils étaient irréguliers : une tache sur l’indépendance du Conseil constitutionnel. L’institution s’est fait manoeuvrer. S’il n’y avait eu que des professeurs de droit autour de la table, ils auraient tous annulé l’élection. »
Replongeons-nous dans la « prise d’otage ». Elle s’est déroulée le 11 octobre 1995 à Paris, dans une aile du Palais-Royal où siègent la vieille institution et ses neuf membres, nommés par le chef de l’Etat et les présidents des chambres parlementaires. Le rôle de ces neuf Sages, comme la tradition les appelle, est de veiller au respect de la Constitution et à la régularité des élections. Ils valident les dépenses de chaque candidat.
Ce jour-là, dans la salle du Conseil, se déroule un rituel courtois. Trois rapporteurs, membres du Conseil d’Etat, présentent aux Sages le résultat de leur enquête sur les comptes de Balladur, Chirac, Jospin, Le Pen, Hue, Laguiller, de Villiers, Voynet et Cheminade : les neuf candidats à l’élection présidentielle. Problème : les comptes de campagne d’Edouard Balladur dépassent le plafond légal et ont été maquillés pour masquer de grosses sommes d’argent à l’origine douteuse. Quant aux comptes de Jacques Chirac, élu six mois plus tôt président de la République, ils sont eux aussi hors la loi. Jacques Robert se souvient : « Les membres du Conseil étaient affreusement gênés. »
D’un coup, au centre de la table, le président de l’institution, Roland Dumas, rompt le silence.
« Il a immédiatement dit que si les comptes de Balladur et Chirac étaient irréguliers, il fallait les modifier, raconte Jacques Robert. L’idée qui s’est imposée, c’est que l’on ne pouvait pas provoquer une crise de régime pour une affaire financière. »
Ce que Roland Dumas demande aux Sages, c’est de » fermer les yeux » sur les anomalies des comptes de Balladur. Jacques Robert : « Chirac et Balladur avaient commis tous les deux des irrégularités. Mais l’un était élu et pas l’autre. On ne pouvait pas invalider les comptes de Balladur, le ruiner et laisser gambader Chirac à l’Elysée ! Roland Dumas ne voulait pas faire de vagues. Il mesurait les conséquences politiques avant l’application du droit. Il disait que nous n’étions pas là pour mettre des bâtons dans les roues du gouvernement (RPR, dirigé par Alain Juppé – ndlr). Il a habilement louvoyé, comme toujours. Nous étions dans une situation impossible. Si nous avions annulé l’élection, tout le monde aurait hurlé. Il n’y avait que deux solutions : aller au clash ou maquiller les comptes. »
Un autre membre du Conseil, qui ne s’est jamais exprimé sur cette affaire, nous confirme le déroulement des événements. C’est Maurice Faure, ancien résistant, deux fois ministre, de la Justice puis de l’Equipement, sous François Mitterrand.
« Nous ne voulions pas provoquer une révolution !, dit-il avec un accent rocailleux. Si nous avions invalidé les comptes de Chirac, comment aurait réagi l’opinion ? Certains auraient peut-être pensé que nous étions courageux. Mais d’autres se seraient demandé si nous avions vraiment appliqué le droit. »
Question cruciale : si le Conseil avait imposé la loi, comme sa mission et son serment le lui commandaient, s’il avait rejeté les comptes de Chirac et de Balladur, que se serait-il passé ? Cela aurait-il, ainsi que le prétendait Roland Dumas, entraîné mécaniquement l’annulation de l’élection et provoqué une grave crise de régime ? En vérité, pas du tout. Cela n’aurait pas remis en cause le suffrage universel. Elu face à Jospin avec presque 53 % des voix, Chirac serait évidemment resté à l’Elysée.
Un choix politique
En revanche, Chirac et Balladur auraient dû rembourser beaucoup d’argent et peut-être donner des explications sur son origine suspecte. Balladur se serait probablement retrouvé sur la paille. Pour les Sages du Conseil, le choix n’était guère d’ordre juridique ou constitutionnel : il était politique. Il fallait maintenir à tout prix la confiance entre le peuple et son élu. Retoquer Balladur obligeait à retoquer aussi Chirac. « A priori, vous ne pouvez pas accepter que soit élu président un candidat qui a commis une irrégularité dans ses comptes de campagne. Impensable ! C’est pourtant ce qui s’est passé. Il fallait donc maquiller les comptes », confirme Jacques Robert.
En fermant les yeux sur de l’argent à la provenance douteuse, les Sages prenaient le risque que l’affaire leur revienne un jour en boomerang dans la figure. C’est ce qui va se produire quinze ans plus tard grâce à l’enquête des juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire sur le volet financier de l’attentat de Karachi (14 morts dont 11 Français, le 8 mai 2002).
En octobre 2010, les deux magistrats soupçonnent les balladuriens d’avoir financé leur campagne électorale avec de l’argent sale issu des rétrocommissions touchées sur de gros contrats d’armement au Pakistan et en Arabie Saoudite. Ils envoient les policiers de la Division nationale des investigations financières fouiller les comptes de campagne du candidat. Et aux archives du Conseil constitutionnel, rue Montpensier, ils saisissent un document explosif dans lequel trois rapporteurs du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes demandaient aux neuf Sages le rejet des comptes de campagne d’Edouard Balladur.
Dans ce document confidentiel, les rapporteurs établissent que Balladur, qui déclare avoir dépensé 83 millions, en a en réalité dépensé 97, dépassant de 7 millions le plafond légal, fixé à 90 millions. Ils calculent que 14 millions de francs ne sont justifiés ni par des factures ni par des dons réguliers. Ils découvrent aussi, sur le compte bancaire de l’Association de financement de la campagne d’Edouard Balladur, un dépôt en liquide de 10 millions de francs, en grosses coupures, trois jours après le premier tour du 23 avril 1995.
Les rapporteurs interrogent les responsables de l’équipe Balladur. Ces derniers répondent que ces 10 millions en liquide proviennent de « ventes diverses de gadgets et de T-shirts » et de « collectes au drapeau » lors des meetings de campagne. Des T-shirts et des pins achetés avec des grosses coupures ? Les rapporteurs ne sont guère convaincus. Ils l’expliquent aux membres du Conseil constitutionnel. Eux aussi sont perplexes.
« Personne n’y a cru !, se souvient Jacques Robert. On a tous rigolé. Balladur nous a pris pour des imbéciles ! »
Maurice Faure, vif malgré ses 89 ans : « C’était quand même un peu gros, ces 10 millions ! Une somme en liquide si importante, déposée si tardivement, ça paraissait anormal. » D’où Balladur sortait-il ces millions ? Le Conseil s’était interrogé sur l’origine de ces billets : « Nous avons pensé à la piste des fonds secrets, se souvient Jacques Robert. Puis nous l’avons abandonnée. »
Les balladuriens, à l’époque, juraient qu’aucun fonds secret n’avait financé leur campagne. Les Sages avaient alors posé d’autres hypothèses : « Cela pouvait aussi provenir de l’argent de la Françafrique, confie Jacques Robert. De certains chefs d’Etat comme Omar Bongo, le président du Gabon… » Mais les neuf Sages n’ayant aucun pouvoir d’enquête, il leur fut impossible d’en savoir plus. « Nous n’étions pas des juges d’instruction, souligne Jacques Robert, nous ne pouvions pas perquisitionner. C’est pour cette raison que, à la suite de cette affaire, nous avons fait une note demandant l’augmentation des pouvoirs d’investigation du Conseil constitutionnel. » Une note qui sommeille encore dans un tiroir.
Aux membres du Conseil, les rapporteurs expliquent que ces mystérieux 10 millions, intraçables, suffisent à invalider les comptes de Balladur. Mais Roland Dumas s’y oppose fermement : « Non ! Ce n’est pas possible, réplique-t-il aux rapporteurs. Puis-je vous demander de revoir vos comptes, en minorant certaines dépenses ? Je suis sûr que vous allez trouver une solution. » Jacques Robert se souvient de ce moment. Les rapporteurs se regardent d’un air affligé mais obéissent. Ils modifient des chiffres mais les comptes rabotés dépassent toujours le plafond légal. « Mieux, mais pas suffisant ! », tranche Dumas.
« A leur place, j’aurais balancé le dossier à la figure de Dumas ! »
Les rapporteurs comprennent que le président du Conseil constitutionnel ne souhaite « ni sanction ni annulation » des comptes de campagne de Balladur. Jacques Robert : « Ils sont revenus nous voir une dernière fois avec les comptes qui dépassaient symboliquement de 1 franc ! Ils nous signifiaient ainsi qu’ils n’étaient pas dupes. Moi, à leur place, j’aurais balancé le dossier à la figure de Dumas ! »
Contacté par Les Inrocks, Roland Dumas, revenu aujourd’hui au métier d’avocat, ne souhaite plus aborder publiquement le fond de cette affaire. Pour lui, les délibérations du Conseil constitutionnel auraient dû rester secrètes. « Jacques Robert a tort de parler ainsi. Nous sommes tous tenus par un serment de respect du secret. » Il ajoute, sibyllin :
« Ce que dit Jacques Robert n’est pas exact. – Pas exact ? Mais comment ? – Vous le saurez à l’ouverture des archives du Conseil constitutionnel, dans quelques années… » Puis il met poliment fin à la conversation.
Après le maquillage demandé par Roland Dumas, le Conseil passe au vote. La volonté de Dumas l’emporte : les neuf Sages votent majoritairement la validation des comptes de Chirac et de Balladur. Mais, parmi eux, plusieurs ont voté contre. Dans Le Monde du 26 novembre 2010, les journalistes Raphaëlle Bacqué et Pascale Robert-Diard lèvent le mystère sur l’identité de ces résistants : il s’agirait des quatre conseillers nommés par la gauche.
L’un d’eux était une femme. C’est l’avocate Noëlle Lenoir, nommée en 1992 au Conseil constitutionnel par le président de l’Assemblée nationale, le socialiste Henri Emmanuelli. Considèrant qu’elle est soumise au devoir de réserve, elle ne veut pas répondre à nos questions mais lâche un indice : « Je ne vous dis pas ce que j’ai voté mais je suis en paix avec ma conscience. » Quant à ceux qui auraient voté pour la validation, il s’agirait des quatre conseillers nommés par la droite. Si cela se révèle exact, la voix de Roland Dumas aurait donc fait la différence, Seules les archives permettront de trancher cette question avec certitude.
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