Vingt-cinq ans après le mouvement des Riot Grrrl, des Rock Camp for Girls essaiment un peu partout aux Etats-Unis, mélangeant culture rock et féminisme radical. Reportage au camp rock de Santa Barbara.
Ce samedi 18 juillet au matin, une balade d’ado résonne dans les hauteurs de la petite ville d’Ojai, en Californie. Sur une scène en plein air, devant un parterre de parents attendris, Kylie, 11 ans, petite brune aux cheveux longs, fredonne une amourette sur une mélodie un tantinet neuneu. Brutalement, la gamine agrippe son micro des deux mains, puis se met à hurler d’une voix gutturale. Derrière elle, les filles à la batterie et à la guitare se déchaînent. Sur un son lourd façon heavy metal, Kylie balance « You just lost the best girl in the world ! », laissant traîner la dernière syllabe en un grognement puissant.
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Cinq jours avant ce concert, le groupe « The division of focus » n’existait pas et les trois musiciennes ne se connaissaient pas. Comme la trentaine de filles qui se produisent ce jour-là, les ados se sont rencontrées le premier jour du Rock Camp pour filles organisé dans la région de Santa Barbara. L’objectif de cette semaine de colo : valoriser et émanciper les adolescentes grâce à la musique. Déjà portée par le mouvement des Riot Grrrl dans les années 90, l’idée n’est pas neuve.
70 camps dans le monde
Mais dans un genre musical ou les filles sont souvent cantonnées au rôle de chanteuse, de petite copine du musicien, ou éjectées des pogos géants, la mission est loin d’être vintage. Vingt-cinq ans après le débarquement des féministes radicales sur la scène punk-rock américaine, les Camp Rock for girls se démènent pour perpétuer cet héritage. Né d’un projet étudiant, la première colo est apparue à Portland, dans l’Oregon en 2000. La recette, savant mélange de féminisme radical et de musique rock, a fait des émules, et d’autres summer camp ont émergé. Coordonné par la « Girls Rock Camp Alliance« , le modèle compte aujourd’hui environ 70 camps dans le monde, dont une quarantaine aux Etats-Unis.
A l’école des bébés Riot Grrrl, le jour de la rentrée, les ados de 11 à 17 ans sont plutôt coincées. Si certaines arborent des cheveux bleus ou rouge, portent des T-shirt à l’effigie de Nirvana ou des médiator en pendentif, les apprenties rockeuses ont du mal à cacher leur statut de rejetées du collège. Avant même de toucher un instrument, l’équipe de volontaires – forcément exclusivement féminine – les bombarde de concepts féministes.
« Cette semaine, nous sommes toutes égales, nous sommes toutes sœurs. C’est un endroit protégé pour les filles et les personnes qui s’identifient comme étant des filles », explique Mayra, la responsable, avant de demander à chacune de dire son « PGP », comprendre son pronom préféré pour désigner son genre.
Si la plupart se contentent du féminin « elle », d’autres s’empressent d’ajouter le pronom neutre « they » sur l’étiquette où est inscrit leur prénom. Couvrant le brouhaha de voix fluettes, Mayra demande à toutes les ados de donner leur définition du féminisme. Le groupe s’exécute, la semaine peut commencer.
« Elles n’ont pas besoin d’être des virtuoses pour être créatives »
Une fois les filles réparties dans des groupes en fonction de leur niveau et de leur âge, on leur colle un instrument dans les mains. Certaines n’ont jamais touché une basse, une guitare, un synthé ou une batterie ? Qu’importe, quand les Bratmobile se sont formées en 1991, Molly Neuman et Allison Wolfe n’avaient jamais joué d’un instrument ou écrit la moindre chanson. Comme leurs aînées des nineties, les rockeuses en herbe ont quelques jours pour créer un tube. Dans des salles de classes réquisitionnées pour l’été, les filles alternent cours de musique, de chants et répétitions en groupe.
« Elles n’ont pas besoin d’être des virtuoses pour être créatives et composer une chanson qui leur correspond. Quand tu essayes de jouer de la guitare et de chanter en solo, les bases ne suffisent pas, mais au sein d’un groupe un petit riff peut produire un résultat d’extraordinaire », explique Deirdre, la prof de guitare.
Résultat, après deux heures de cours, Kaylie, 11 ans, ne se sépare plus de sa guitare pailletée. Sur le chemin du réfectoire, elle fanfaronne : « Tu le crois si je te dis que ce matin je ne savais pas du tout jouer? »
Les chansons sur les coupes menstruelles et les filles qui veulent devenir présidentes
Puisant dans leur spontanéité enfantine, les filles gribouillent des refrains au tableau, balbutient leurs premières mélodies et choisissent un nom de groupe. Fidèle à la culture DIY des Riot Grrrl, elles réalisent elles-mêmes leur tenue de groupe, peinturlurant un T-shirt blanc d’un logo maladroitement dessiné. Le processus créatif est parfois périlleux. Pendant que les membres de son groupe « The Incident » essayent de déterminer le nombre d’accords de la mélodie en lançant des dés, la chanteuse Nikki, lunettes de soleil noires sur le nez, patiente vautrée sur la moquette.
« Ma mère est poète, ma sœur écrivaine, j’ai découvert que moi aussi je pouvais écrire et c’est vraiment valorisant », explique-t-elle. Pour les inspirer, des groupes de la région viennent se produire lors de mini showcase entre midi et deux. Les chansons parlent de règles douloureuses, de coupes menstruelles et de filles qui veulent devenir présidentes. Dans le public, les gamines jouent les groupies, hurlant leur admiration et sautant dans tous les sens en secouant leurs cheveux. Le mot d’ordre du camp rock « être bruyante est une bonne chose« , est bien intégré.
Des répétitions interrompues par des activités piscine et tyrolienne
Si les intentions sont là, la culture punk-rock semble quelque peu édulcorée. Après plusieurs jours, on est très loin de Kathleen Hanna des Bikini Kill hurlant sur scène en petite culotte, le mot « Slut » (prostitué) écrit au marqueur sur son ventre. Dans cette colo où les répétitions sont interrompues par des activités piscine et tyrolienne, les ados profitent de l’absence des profs pour chanter la BO de la Petite sirène, unissent leurs voix sur des tubes pop en karaoké et trouvent l’inspiration en parlant d’Hanna Montana.
« Le punk-rock était pertinent dans les années 90, surtout chez les étudiantes, qui composaient la majorité des Riot Grrrl », décrypte Shanna, prof de batterie. « Mais ces enfants ont surtout accès aux classiques du rock et à la radio, qui diffuse beaucoup de pop. Le style punk-rock des Riot Grrrl est bien la dernière de nos préoccupations, nous n’essayons pas de leur enseigner un genre qui a connu son âge d’or il y a 25 ans. »
« Beaucoup ne comprennent pas qu’on n’a pas besoin de chanter du rock pour être une rockeuse, renchérit Mayra. Si je joue de la musique hispanique ou de l’accordéon, est-ce que cela signifie que je ne suis pas une rockeuse ? Ce qui compte, c’est d’insuffler son âme, son esprit et sa force dans sa musique, peu importe le genre tant que cela exprime ce que tu ressens vraiment ».
Chagrins d’amour et de manque d’inspiration
Côté texte, difficile de faire le lien avec le féminisme enragé des Bikini Kill, des Huggy Bears ou des Heavens to Betsy. Exit les histoires de viols ou de violences conjugales, les morceaux des ados parlent de chagrins d’amour et de manque d’inspiration.
« Les Riot Grrrl avaient choisi d’exprimer leur colère et leur frustration à travers la musique et l’agressivité. C’est tout à fait respectable et sans elles nous n’existerions pas. Mais nous parlons de féminisme à des enfants, il s’agit de concepts extrêmement complexes. Nous essayons de leur donner des outils pour avoir une forme de discours politique, mais nous n’avons pas assez de temps pour leurs donner toutes les clés pour devenir des activistes », se justifie Mayra.
Pour faire grandir leur conscience féministe, un atelier de self-defense et un cours de féminisme sont dispensés. On y parle d’intersectionalité, d’orientation sexuelle, de culture du viol, de privilèges et de racisme. Chez certaines, le message infuse.
« Je ne vois pas de raison de ne pas être féministe. Quand j’entends des chansons comme Blurred Lines (de Robin Thicke, ndlr) – qui parle très clairement de viol conjugal – c’est vraiment flippant. Le fait qu’un tel morceau puisse rester au top des ventes pendant si longtemps en dit beaucoup sur la culture dans laquelle nous vivons. En créant des chansons plus féministes, on peut changer la donne », insiste Noa, 15 ans.
Le jour du concert, son groupe interprète le morceau Dictionary Men. « Cela parle d’identité, de la façon dont les gens essayent de nous définir, de nous donner des étiquettes, de nous enfermer dans des catégories« , explique l’ado, qui préfère être désigné-e par un pronom neutre. Dans le public, les parents sont bluffés. « Leurs paroles donnent un aperçu de leurs réflexions d’adolescentes sur le couple, le féminisme, l’identité », constate la mère de Chloé, une des bassistes aux cheveux bleus. Finalement, c’est peut-être ça la relève des Riot Grrrl : des gamines avec des couronnes de fleures dans les cheveux et des moustaches de chats dessinées sur le visage, qui chantonnent des problèmes d’ado pas si futiles.
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