Le réalisateur Sébastien Haddouk signe un documentaire stimulant sur un cliché marseillais. A travers la cagole, il interroge notre rapport à la vulgarité et à la féminité. Et si nous étions toutes et tous des cagoles ?
Elles arborent nail-art, minijupe, talons vertigineux, cheveux (dé)colorés, tatouages cœur, jambes bronzées, bagues aux doigts. Elles, ce sont les cagoles, ces Marseillaises typiques qui arpentent la Canebière depuis la nuit des temps. Rien de bien précis dans cette description ultraclichée ? Normal, la cagole a une réalité vague, complexe, pour ne pas dire confuse. Mais a-t-elle seulement jamais existé ?
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Pour mieux cerner les contours de ce mythe, le réalisateur Sébastien Haddouk a embarqué sa caméra dans les Bouches-du-Rhône. Il en est revenu avec le documentaire Cagole Forever produit par la société de Mademoiselle Agnès Lalala Productions, avec laquelle il avait sorti Hipsterie en 2015. C’est d’ailleurs lors d’un déplacement à Marseille pour interviewer un philosophe sur la notion tout aussi mouvante de hipster qu’il s’est frappé le front et exclamé (c’est ainsi qu’il le présente) : “Mais bien sûr, la cagole !”
Bon vs mauvais goût, sexy vs vulgaire, Paris vs province ?
Elle est là, partout. Dans les bars, dans la rue, aux terrasses et même sur le logo de cette fameuse bière qui porte son nom : une jeune femme brune au teint hâlé, aux lèvres brillantes, de grands anneaux aux oreilles, le ventre à l’air, l’air mutin. Ce serait donc elle la cagole ? Ce dessin sexy destiné à vendre de “la bière du cabanon” ?
Derrière le fantasme, Sébastien Haddouk rencontre plusieurs Marseillaises de chair et d’os, unies par un même amour de la fringue voyante, des plateform shoes, du bling, par une même affection pour le too much. Et si la vulgarité était en définitive la principale caractéristique de la cagole ? C’est là le véritable objet d’étude de ce documentaire qui, sous des dehors pop frivoles, s’interroge à raison sur les rapports entre bon et mauvais goût. Pourquoi l’association d’une minijupe et de talons camouflage nous ferait-elle crier au scandale ? Où se trouve la frontière entre le sexy et le vulgaire ? Le mépris envers la cagole ne cacherait-il pas un rejet parisianiste du provincial et de son accent prononcé ?
Au-delà de son accoutrement, c’est le comportement même de la cagole qui dérange. Le mythe voudrait qu’elle fasse tout en version XXL : crier, s’esclaffer, se trémousser. “Elle a un vrai truc lié à la fête, à la danse, estime Sébastien Haddouk. Les cagoles sortent, marchent dans la rue en minijupe, boivent, mangent, débordent. Ce sont des épicuriennes.” Dès lors, en échappant au stéréotype de la femme mariée, douce, docile et casanière, la cagole bousculerait les attentes d’une société trop genrée.
Un mélange détonant de masculin et de féminin
“Quand une fille parle fort, on va la trouver vulgaire, alors que quand un homme parle fort, on dira qu’il a une belle voix, une voix qui porte, mais on emploiera rarement le mot ‘vulgaire’ ”, décrypte Haddouk. Pour lui, la cagole est un mélange détonant de masculin et de féminin dans leurs acceptions les plus caricaturales, la rencontre du parler fort et du stiletto, des bars et du minishort. “La cagole a un rapport à l’enfance très fort, tout en étant sexy et masculine. Or, quand une fille se comporte ‘comme un mec’, on la considère mal.”
“Cagole” est un dérivé de “cagoulo”, terme provençal désignant le grand tablier que revêtaient à la fin du XIXe siècle les ouvrières des usines de dattes marseillaises pour ne pas se tâcher. A la nuit tombée, certaines se prostituaient pour arrondir leurs fins de mois. “La femme est souillée depuis la nuit des temps dans notre monde judéo-chrétien, analyse la linguiste Aurore Vincenti, chroniqueuse sur France Inter. Elle a ses règles, elle est impure. Ce qui se retranscrit au niveau de la langue : la salope est ‘sale’, la putain ‘pue’. Le mot cagole porte la sonorité du verbe ‘caguer’ qui signifie ‘chier’. Quand on dit ‘cagole’, on entend la femme qui chie, la femme sale, la femme impure. Je pense que ça travaille notre inconscient.” Le terme, péjoratif, voire injurieux, ne rentrera dans Le Petit Robert qu’en 2012 sous la définition “jeune fille, jeune femme qui affiche une féminité provocante et vulgaire”.
http://www.youtube.com/watch?v=HCVIMgqW04M
Dès lors, Kim Kardashian, avec ses robes corsetées, serait-elle la plus grande des cagoles ? Sébastien Haddouk la voit plus comme une bimbo, à savoir “une femme qui veut se conformer à l’image stéréotypée de la femme et qui a souvent recours à la chirurgie esthétique. Alors que la cagole essaie de s’y conformer mais déborde instantanément.
“La cagole est plus un tempérament qu’un vêtement” Sébastien Haddouk
La cagole est plus un tempérament qu’un vêtement.” La cagole serait davantage à chercher du côté de Liza Monet, rappeuse française interdite aux moins de 18 ans, qui explique dans le documentaire vouloir “que les mecs arrêtent de se foutre de la gueule des meufs”. Tout simplement. Derrière ses couleurs criardes et son verbe haut, la cagole serait donc une féministe anti-slut shaming qui militerait, par son comportement provocant, pour le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes. “Il n’y a pas une cagole mais des cagoles. On est tous la cagole de quelqu’un, puisque tout le monde a sa définition de la cagole selon où l’on place son curseur de la vulgarité”, ajoute Sébastien Haddouk.
“Essex girl” au Royaume-Uni, “pitipoanca” en Roumanie, “Jersey girl” aux USA
La cagole ne se limite pas à Marseille. Elle est “Essex girl” au Royaume-Uni, “pitipoanca” en Roumanie, “Jersey girl” aux Etats-Unis, “choni” en Espagne… Autant d’appellations qui visent à désigner une femme débordante d’envies et de vie qui n’aura cessé d’inspirer les créateurs de mode. Ainsi, lors de la dernière Paris Fashion Week homme, Balenciaga fait défiler ses mannequins avec des ongles nail-artés, griffés “Balenciaga 2017”.
Parce que mode et pop culture n’aiment rien tant qu’avaler et digérer des éléments profondément premier degré pour les restituer détournés, transformés, ironisés, cagoles et cacous (leurs équivalents masculins) fascinent. Derrière leurs décolletés et leurs chaînes en or, c’est l’affirmation d’une personnalité forte et franche qui s’exprime. Ce dont tout le monde rêve, en somme. Cagole Boinet
Cagole Forever de Sébastien Haddouk, mercredi 15, 22 h 50, Canal+
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