Orgies, BDSM, fêtes LGBT, le photographe d’origine kurde Cagdas Erdogan immortalise la scène underground d’Istanbul. Malgré le conservatisme ambiant et la répression des autorités, celle-ci n’a rien perdu de sa vitalité.
Elle a l’air jeune. 25 ans à peine. Elle présente d’abord ses mains, puis ses bras. Jusqu’à ses épaules. Quelques gouttes de sang perlent ça et là. Personne ne parle et on est comme hypnotisé par cette aiguille qui transperce sa peau. Une petite chaîne en argent vient “coudre” le tout et permettre à la jeune fille d’être suspendue. La scène, d’à peine une heure, est difficilement regardable.
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Elle n’a en soi rien d’exceptionnel dans le milieu du BDSM. A une exception près : celle-ci se passe à Istanbul, en Turquie. Dans un pays où le gouvernement élève le conservatisme au rang de mode de vie et où même les baisers trop langoureux sont censurés dans les séries, le fait que la scène BDSM soit bien vivante relève de l’exploit.
“Je m’intéresse aux milieux extrêmes”
Derrière la caméra, Cagdas Erdogan. Il immortalise la scène pour un documentaire destiné à être publié sur la plateforme d’information alternative turque 140journos. “Plusieurs fois, j’ai détourné le regard”, avoue le jeune photographe (25 ans), qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Considéré comme l’un des photographes les plus prometteurs de sa génération, il a immortalisé la scène underground et nocturne de la capitale culturelle du pays : sessions BDSM, partouzes, fêtes LGBT (mais aussi combats de chiens illégaux, manifestations ultraviolentes, armes en gros plan)…
“Je m’intéresse aux milieux extrêmes, indique-t-il. Alors que le gouvernement essaie de faire comme si tout ça n’existait pas, je montre que ça existe bel et bien. En fait, le gouvernement n’a pas réussi à supprimer ce mode de vie. Il rend juste les choses plus difficiles, plus secrètes : ça fonctionne comme une balance. Plus l’atmosphère politique se noircit et oppresse, plus les gens qui la ressentent tentent de s’en affranchir.”
“Je rencontre les personnes à plusieurs reprises, elles deviennent des amis. Certaines m’appellent même pour que je vienne photographier leurs parties fines : elles me font confiance”
Le style de Cagdas Erdogan est reconnaissable entre mille. Au plus près de l’intimité de ses sujets, il les photographie au flash, souvent en noir et blanc. Dans certains de ses clichés, on distingue des couples faisant l’amour, des fellations en gros plan, des sessions de liberté totale dans des bars ou des corps lacérés sous les coups de fouet. Des situations exceptionnelles, rarement illustrées en photographie.
“C’est un long travail, indique Cagdas Erdogan. Je rencontre les personnes à plusieurs reprises, elles deviennent des amis. Certaines m’appellent même pour que je vienne photographier leurs parties fines : elles me font confiance.” Et il se retrouve parfois témoin de scènes cocasses. “Un ‘soumis’ est soldat dans la vraie vie. Un jour, sa ‘maîtresse’ lui a demandé de réveiller la caserne, à 3 heures du matin. Et il l’a fait !”
Il shoote les combats du PKK
Cagdas Erdogan ne se limite pas à la vie nocturne. Il s’est rendu à plusieurs reprises dans le sud-est du pays, où il y a encore deux ans des combats faisaient rage entre l’armée turque et les séparatistes du PKK (l’organisation est considérée comme terroriste par la Turquie et l’UE – ndlr). Un de ses clichés, représentant un combattant du PKK les armes à la main et des colombes sur la tête, sera considéré comme la photo de l’année par le Guardian.
“Une fois, je rentrais du Sud-Est, où j’avais justement couvert ces conflits. En arrivant à Istanbul, je suis parti photographier une orgie. C’était vraiment le grand écart le plus total. Je me souviens m’être dit, ‘Mais pourquoi font-ils la fête alors que c’est la guerre?’ Puis j’ai fini par comprendre que ça faisait partie de leur quotidien. Qu’ils n’avaient aucune raison d’arrêter.”
“On m’étiquette au gré des sujets que je couvre. Si je prends des photos de la tentative de coup d’Etat, alors je suis un proche du gouvernement. Si je me rends aux manifestations du 1er Mai, alors je suis un gauchiste”
Sa renommée n’empêche pas les autorités turques de le placer derrière les barreaux. Arrêté à l’issue d’un banal contrôle d’identité en septembre dernier, il refuse de collaborer avec les autorités et de donner ses contacts. Il restera six mois en prison, dénonçant à sa sortie “l’agression sexuelle” que lui ont fait subir les policiers lors de son arrestation. “Ils m’ont entièrement déshabillé et m’ont touché… partout”, décrit-il pudiquement.
Le jeune homme est exposé cet été aux Rencontres de la photographie d’Arles et au Festival de journalisme de Couthures. Mais il ne pourra pas s’y rendre, faute de passeport. “On m’étiquette au gré des sujets que je couvre, regrette-t-il. Si je prends des photos de la tentative de coup d’Etat (le 15 juillet 2016 – ndlr), alors je suis un proche du gouvernement. Si je me rends aux manifestations du 1er Mai, alors je suis un gauchiste. Si j’immortalise la mafia ou les trafiquants de drogue, alors je suis un gangster ou un dealer. Et si je prends des photos de partouze… je laisse les policiers trouver de quoi remplir leur imagination.”
Livres Control, 2017 ; Teorem, à paraître en octobre 2018 (Akina Books)
Exposition A Pillar of Smoke – A Look at Turkey’s Contemporary Scene Jusqu’au 23 septembre aux Rencontres de la photographie d’Arles. Et du 23 novembre au 3 janvier à Xiamen (Chine)
cagdaserdogan.com, instagram : @cagdas_erdogann
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