L’association Défense des Non-Fumeurs est partie en guerre contre les magazines de cigares. Le seul survivant est convoqué devant le tribunal à l’automne. Récit d’une croisade efficace.
Pour un peu, le numéro d’été du magazine L’Amateur de Cigare ressemblerait presque à un tract du Front de Gauche. « Le cigare est un acte militant », assène en Une un Jean-Christophe Rufin tout sourire. Avant d’expliquer, 17 pages plus loin, qu’en ce moment « la lutte contre le tabac vire au terrorisme », et que « jamais à son avis les Etats totalitaires ne sont allés aussi loin dans le contrôle des comportements individuels ». Rien de moins.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un début de polémique plus tard, l’ancien médecin devenu écrivain temporise mollement dans Le Figaro et précise que les excès de la lutte contre le tabac se rencontrent « particulièrement aux Etats-Unis ». Bien tenté, mais les amateurs de L’Amateur de Cigare ne s’y sont pas trompés. En France aussi, la lutte fait rage. Attaqué en justice en 2010 par l’association Défense des Non-Fumeurs (DNF) pour « publicité et propagande en faveur du tabac », le bimensuel craint de ne pas survivre au procès prévu en novembre.
Branle-bas de combat dans l’édito. « Merci à tous nos lecteurs qui ne cessent de nous encourager dans notre combat pour la liberté d’expression, écrit Annie Lorenzo, rédactrice en chef. L’Amateur de Cigare est convoqué devant le tribunal de grande instance de Paris le 8 novembre prochain. Nous vous tiendrons informés ». Le Courrier des lecteurs est en ébullition contre la DNF.
« Ces nouveaux ayatollah doivent être vigoureusement combattus (…) Si vous faites circuler une protestation collective ou une pétition, j’en serai », promet une lectrice. Le Grand Soir approche.
En cause, L’Amateur de Cigare n°78 d’octobre-novembre 2010. Selon la DNF, on y fait l’apologie et la publicité du tabac, notamment à travers une interview du chanteur Raphaël qui s’extasie de l’objet-cigare. « Il est beau, j’adore son apparence, son odeur« . « Propagande et prosélytisme« , accusent les non-fumeurs.
Fait apparemment sans rapport, c’est dans ce même n°78 de L’Amateur de Cigare que Gérard Audureau, président de la DNF, s’était vu – fait rare – ouvrir une colonne. « Les chambres à gaz et la Shoah ont eu Faurisson, la lutte contre le tabac a ses négationnistes aussi« , commentait-il à propos des critiques du professeur Even à l’encontre des études sur le tabagisme passif. Ambiance.
Fondé en 1994 par le journaliste-écrivain Jean-Paul Kauffmann, L’Amateur de Cigare détient, depuis peu, le monopole du barreau de chaise dans les kiosques à journaux. En cinq ans, deux concurrents – Cigares Spirits & Co et Cigare et Sensations – ont coulé. Le troisième, le trimestriel Club Cigare, a trouvé une solution plus originale : il ne parle plus de cigares. La faute au « contexte économique particulier, crise et remodelage de l’industrie cigarière », selon Revue des Tabacs; mais aussi et surtout à la méthodique guerre judiciaire menée par l’ennemi juré : DNF.
A l’époque, l’association qui milite pour « permettre aux non-fumeurs de participer à la vie sociale et collective sans avoir à supporter la fumée du tabac » proposait à ses membres de suivre les rebondissements des « affaires Cigares » dans son bulletin d’information, le poétique Fumigêne. Des pages pleines de bonnes nouvelles. Entre autres, Cigares spirit & co condamné à verser 8 000 euros à Défense des Non-Fumeurs pour avoir publié le récit du coup de foudre de Clovis Cornillac avec la vitole (« cigare » des puristes).
« J’étais comme sur un nuage, racontait l’acteur à propos de sa première taf. Une forme de défonce je pense. Du bien être, du calme.»
Même tarif pour Club Cigare, coupable de « publicité et propagande pour le tabac », dans un numéro où Kad Merad confessait « aimer le cigare à l’apéro ». La DNF a aussi Internet. Et tique, entre autre, sur Poignée2cigares.com qui annonce la tenue d’une soirée « Poker & Cigares » dans la charmante station balnéaire de Bandol (Var). Conclusion: « incitatif ». Le site évite alors le procès en limitant l’accessibilité à son contenu pour ses seuls adhérents.
« En tout, j’ai eu droit à trois procès« , se souvient Yves Belaubre, éditeur de Cigares & sensations. Le journaliste-écrivain – décidément – encourage les Indignés de la bouffée à écrire à Nicolas Sarkozy, amateur de cigares, pour lui demander d’agir contre ceux qui veulent « interdire aux épicuriens leur information, leurs lectures et leurs plaisirs du goût ». Rien à faire. « Pourtant les juges étaient souvent des fumeurs de cigares, on sentait que certains nous comprenaient … Moi je travaillais pour des producteurs de cigares, alors ça n’a pas aidé pour me défendre de toute publicité pour l’industrie cigarière, lâche l’air de rien Yves Belaubre. Quand la DNF m’a menacé d’un quatrième procès, en 2009, j’ai décidé d’arrêter ma publication. J’ai perdu beaucoup d’argent dans ces histoires. » Aujourd’hui, Yves Belaubre se contente de déguster ses cigares entouré de gens qui le comprennent.
Toute la subtilité juridique repose sur le fait que L’Amateur de Cigare et ses anciens concurrents n’ont pas le même statut que les titres réservés aux professionnels du tabac (comme Revue des Tabacs), seuls épargnés par l’interdiction de publicité et de propagande en faveur du tabac (la fameuse loi Evin de 1991). Ces revues pro sont donc interdites de kiosque.
Les magazines grand public, eux, sont vendus librement, mais peuvent être attaqués pour propagande et publicité du tabac. Soit l’essence des plaintes de la DNF. « On n’a jamais forcé personne à disparaître !, s’énerve Maître Mairat, avocat de l’association anti tabac. Le problème, c’est que ces magazines sont vendus en kiosque. Vous imaginez, un magazine en vente libre qui ferait l’apologie de la Gauloise ? Le cigare, ça symbolise le pouvoir, la puissance, l’épicurisme dont on nous rebat les oreilles… Mais ça n’empêche pas d’être au-dessus des lois ! C’est une question de justice sociale ». Maria Alejandra Cardenas, juriste de DNF, enfonce le clou. « Les amateurs de cigare ont le sentiment d’être une élite. Ils pensent qu’ils sont des êtres supérieurs. »
Depuis toujours, le cocon des initiés oppose le plaisir du cigare à l’addiction de la cigarette. « Nous sommes vraisemblablement les derniers garants de la mesure dans l’approche de la volupté, incompatible avec toute forme d’addiction, argumente un amateur. Je suis un ancien très gros fumeur de cigarettes, je dois sans doute ma vie à la découverte du cigare. » Sans doute suivra-t-il les derniers conseils de l’Amateur de Cigare, qui recommande chaudement le Belicosos, « un obus cubain à la combustion légère et constante, parfait pour cet été ». En attendant le procès de novembre, c’est luxe, calme et volute.
{"type":"Banniere-Basse"}