Si la grand-messe de Canal+ est désormais moribonde, le dîner cosy de France 5, présenté par Anne-Sophie Lapix, attire toujours plus de monde. Plongée avec ses acteurs dans les coulisses d’un vrai succès de télévision.
Dix-neuf heures : des millions de Français sont devant la télé. Pour attirer leur attention et la maintenir captive, les chaînes se livrent à une guerre des programmes. Dans la catégorie talk-show, Canal+ a longtemps régné en maître. Mais la grosse machine qu’est Le Grand Journal s’est enrayée.
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Les téléspectateurs préfèrent désormais s’inviter à la table d’Anne-Sophie Lapix et C à vous franchit régulièrement le cap symbolique du million de téléspectateurs quand Le Grand Journal peine à dépasser les 600 000. Conséquence logique : une énième formule sera tentée à la rentrée – sans Maïtena Biraben qui quitte le bateau. Du côté de C à vous, au contraire, on regarde au loin, porté par l’esprit de conquête. Pierre-Antoine Capton, producteur de l’émission : “La prochaine saison, c’est celle de la présidentielle. Et on veut qu’elle se passe chez nous.”
Une émission conçue comme l’anti-“Grand Journal”
Le succès a été, c’est le moins qu’on puisse dire, progressif. En septembre 2009, la première de C à vous réunissait… 45 000 téléspectateurs. Pierre-Antoine Capton, qui a créé C à vous avec sa boîte 3e œil Productions, a conçu l’émission comme “l’anti-Grand Journal” – le show qui régnait alors de manière toute-puissante sur le PAF.
Pierre-Antoine Capton insiste : “Je voulais faire l’inverse de tout ce qui existait.” Le producteur a proposé à France 5 une émission tournée sans public, au cœur de Paris, dans une ancienne usine transformée en loft. Et avec une femme aux commandes : Alessandra Sublet a incarné l’émission avec peps et bonne humeur quatre saisons durant.
L’équipe en plateau a changé, mais le concept, atypique, est resté le même
Pierre-Antoine Capton l’assure, “le pilote tourné il y a sept ans ressemble énormément à l’émission d’aujourd’hui.” Pourtant, l’équipe en plateau a changé. En provenance de Canal+, Anne-Sophie Lapix présente l’émission depuis 2013, entourée d’Anne-Elisabeth Lemoine, Patrick Cohen, Pierre Lescure, Maxime Switek et Mathieu Noël. Mais le concept, atypique, est resté le même.
Chaque soir, l’animatrice et sa bande reçoivent des invités à dîner. Le décor est cosy et incite à la convivialité : une cuisine américaine et une grande table pour manger et surtout converser. Un dispositif télévisuel original et peu envahissant. Les caméras sont peu nombreuses, discrètes, l’éclairage est doux (Patrick Cohen : “On ne se prend pas des spots dans la gueule”), on se croirait dans un vrai appartement.
“Moi je ne mange pas parce que j’ai peur de manger salement”
Maxime Switek confie : “Même nous, on s’y laisse prendre.” Il souligne à raison le sympathique “effet série télé”, voire sitcom, que génère la mécanique de l’émission : “Des invités viennent tous les soirs manger dans cet appartement, reçus par une bande de chroniqueurs qui deviennent jour après jour une bande de potes, des personnages que les gens ont plaisir à retrouver.” Anne-Elisabeth Lemoine, qui se définirait comme “la bonne copine” ou la “girl next door”, confirme : “Les téléspectateurs me disent souvent : ‘On a envie d’être à table avec vous’.”
Les téléspectateurs assistent à l’arrivée de l’invité qui sonne avant d’être accueilli dans le loft, puis à la préparation du dîner par un chef et enfin à la dégustation du repas par les invités et les hôtes. Tout est vrai… ou presque : certains membres de la bande ne mangent pas, ou bien se contentent de picorer.
C’est qu’il faut tout de même mener les interviews, rester concentrer et… télégénique. Anne-Elisabeth Lemoine rigole : “Moi je ne mange pas parce que j’ai peur de manger salement.” La complicité entre les chroniqueurs est revendiquée par tous et se voit à l’antenne. Fous rires, taquineries…
Anne-Elisabeth assure n’avoir “jamais autant ri à la télévision”. Maxime Switek pareil : “ça fait un peu tarte à la crème de dire ça mais c’est vrai, on s’entend tous bien, on se marre, on adore se vanner. Il n’y a rien de forcé. Il y a un côté naturel qui plaît.”
“On n’a pas de cache-misère, on n’est pas soutenus artificiellement”
L’absence de public renforce cette impression de naturel. Ici, pas d’applaudissements systématiques et grandiloquents à chaque entrée d’invité, pas de rires forcés par un chauffeur de salle à chaque blague, même réussie. Anne-Elisabeth Lemoine : “On n’a pas de cache-misère, on n’est pas soutenus artificiellement. Ça laisse moins de possibilités à la médiocrité.”
Le rendu est moins hystérique que chez Hanouna, bien plus intime qu’au Grand Journal. A tout cela s’ajoutent un studio à taille humaine, un temps de parole plus long, moins de chroniques millimétrées et de pastilles tous azimuts. Résultat : les invités se sentent souvent plus à l’aise, le climat est plus propice à la confidence et à la rencontre.
“On a reçu Jean-Pierre Bacri et Nekfeu. Ils auraient pu passer à côté l’un de l’autre” Pierre Lescure
Pierre Lescure : “Nous sommes une émission d’accueil. Il faut prendre le temps. Un soir, on a reçu Jean-Pierre Bacri et Nekfeu. Ils auraient pu passer à côté l’un de l’autre. Mais on avait le temps. Nekfeu a appris que Bacri écoutait beaucoup de rap, notamment de rap US. Et à la fin, ils se regardaient, la rencontre avait eu lieu.”
Le concept de l’émission favorise les moments vrais, imprévus, pas fabriqués. Anne-Elisabeth Lemoine : “On n’est pas dans l’hyperproduction, on est dans le naturel. C’est tout sauf bling-bling. Ça colle peut-être mieux à l’époque.” Le coût de production de C à vous est bien moins élevé que celui du Grand Journal : 40 000 euros par émission contre environ 100 000 pour le concurrent de Canal.
“On voit un peu l’ourlet mais peut-être que ça a un certain charme…”
Anne-Sophie Lapix : “Le Grand Journal, c’est la grosse production américaine. Nous, c’est plutôt un petit truc artisanal, fait maison, avec les moyens du bord. On voit un peu l’ourlet mais peut-être que ça a un certain charme… En tout cas, on en joue, puisque de toute façon on ne peut pas faire autrement ! (rires) On donne tout ce qu’on peut avec les moyens qu’on a.” Régis Lamanna-Rodat, producteur éditorial formé chez Canal+ (Le Grand Journal, Le Petit Journal, Le Supplément), confirme : “On est ric-rac, mais je fais le maximum.”
Le succès de l’émission doit beaucoup à ce jeune homme. Depuis qu’il a été débauché il y a un an et demi, il a imposé sa culture de l’image – toujours plus de magnétos, de reportages, d’illustrations – et son sens de la programmation (confronter JoeyStarr et Jean d’Ormesson, Selena Gomez et Kad Merad…).
Il dirige une équipe de rédaction d’environ vingt-cinq personnes, la force vive qui œuvre discrètement dans les coulisses de l’émission. Pierre Lescure : “Ils ont une moyenne d’âge de 25 ans, ils sont tous curieux, cultivés, épatants.” Anne-Sophie Lapix : “En conférence de rédaction, face à ces petits jeunes, on est des vieillards ! Il y a un mélange de générations et de cultures.” Régis Lamanna-Rodat : “A la base, l’émission est proposée au public de France 5 qui est assez âgé. Mais elle est faite par des hipsters. Et pour moi, c’est ça qui marche.” Il ajoute : “Si les branchés s’intéressent à nous, c’est qu’on a gagné.” Banco.
L’émission a fini par devenir prescriptrice
Aujourd’hui, C à vous se permet de recevoir des invités pointus, ainsi que des “stars” jusque-là inaccessibles. En prenant son temps, en osant des choix de programmation pas évidents, l’émission a fini par devenir prescriptrice, ciblée par des attachés de presse qui y poussent leurs artistes.
Le plus difficile a été d’attirer le monde du cinéma, encore très lié à Canal+ qui le finance. “Audience ou pas audience, Le Grand Journal reste pour eux un passage obligé”, explique Pierre-Antoine Capton. Mais il assure avoir malgré tout “gagné la bataille de la programmation”. Et en effet, qui aurait pensé que Lady Gaga, Nicolas Sarkozy ou Daniel Craig choisiraient un paisible dîner pour dérouler leur promo plutôt que les trompettes et les paillettes du Grand Journal ?
“On a bénéficié de l’essoufflement du ‘Grand Journal’ période Denisot” Pierre-Antoine Capton, producteur
Mais face à cette success story et cette victoire par KO sur le principal concurrent une question s’impose : quelle est la part imputable aux erreurs du show de Canal, et celle due aux réussites de C à vous ? Pour Pierre-Antoine Capton, c’est un peu des deux :“Oui, on a bénéficié de l’essoufflement du Grand Journal période Denisot, du renouvellement avec Antoine de Caunes qui leur a encore fait perdre un peu de gens, et puis de leur nouvelle formule créée à l’arrache, qui ne s’est pas imposée. Mais les spectateurs qui ont migré, on les a gardés.”
Pierre Lescure, ancien patron de Canal, sait de quoi il parle : “On ne ferait peut-être pas le million s’ils avaient gardé Les Guignols en clair. Ça nous a donné un coup de booster. C’est une règle de télé, il leur faudra au moins deux ans pour éventuellement réimposer une marque forte dans le créneau du talk-show.”
“L’arrivée d’Anne-Sophie Lapix a encore fait monter l’émission d’un étage”
Même son de cloche chez Maxime Switek : “On ne va pas nier que Le Grand Journal est en difficulté depuis le début de la saison. Quelque part, il faut peut-être le prendre comme une leçon d’humilité : il n’y a pas d’émission éternelle, il faut tout le temps se renouveler.”
Se renouveler, c’était l’objectif de Pierre-Antoine Capton lorsqu’il a proposé à Anne-Sophie Lapix de remplacer Alessandra Sublet en 2013 : “L’arrivée d’Anne-Sophie a encore fait monter l’émission d’un étage – grâce à sa crédibilité, son sens de l’info, de l’interview.” L’enjeu était de développer une émission tout-terrain, capable, selon les jours, de traiter du léger comme du lourd.
Patrick Cohen, à l’antenne depuis 2011, confirme : “Dans la première formule avec Sublet, c’était le divertissement avant tout. Aujourd’hui, autour de la table, on est tous journalistes. C’est toujours de l’infotainment mais maintenant, lors des grandes poussées d’actualité, les téléspectateurs attendent de nous qu’on traite avec pertinence des infos sérieuses, avec des invités compétents et parfois prestigieux.”
“Les politiques viennent se montrer sous un autre angle”
La capacité à réagir à chaud et à proposer des émissions fortes lors de grands événements, comme la période postattentats par exemple, est un défi que Pierre-Antoine Capton considère d’ores et déjà relevé. Quant aux politiques, ils viennent désormais en nombre sonner à la porte de l’appartement de France 5. Ils savent que leur parole y trouvera plus d’écho que dans des émissions politiques désaffectées.
Pierre-Antoine Capton : “On a eu tout le monde, à part Manuel Valls qui est partout sauf chez nous, je ne sais pas pourquoi. Les politiques viennent se montrer sous un autre angle, donner une image différente. L’atmosphère est plus cool, ils sont détendus.” Ce qui ne les empêche pas de trouver face à eux deux intervieweurs d’envergure, qui ne sont pas là pour leur passer le sel : Patrick Cohen bien sûr, l’anchorman de France Inter, et Anne-Sophie Lapix qui tient à les recevoir avant le dîner pour ne pas mélanger les genres.
Autre règle : pas d’invitation sans une actualité qui la justifie, généralement la sortie d’un livre, comme ce fut le cas pour Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé, Alain Juppé ou Nathalie Kosciusko-Morizet. En ligne de mire, la présidentielle, le prochain grand défi que les membres de l’émission ont en tête.
“Je pense que j’ai la meilleure équipe du PAF pour traiter la présidentielle” Pierre-Antoine Capton
Pierre-Antoine Capton est confiant : “On est armés. Je pense que j’ai la meilleure équipe du PAF pour traiter la présidentielle : Cohen, Lapix, Switek. On va encore gagner du public l’année prochaine.” Anne-Sophie Lapix y croit aussi : “Mon équipe me convient parfaitement, je tiens à la garder. Je les respecte, je les admire. Ce ne sont pas des chroniqueurs : nous sommes une bande de journalistes épaulés par une équipe de rédaction hyperbosseuse et performante.”
Et Pierre-Antoine Capton de conclure : “Cette émission, c’est comme mon bébé. On ne pensait pas un jour être au-dessus de Canal+, devenir le talk-show de référence. Mais notre succès, on le mérite amplement.” Alors que Le Grand Journal convulse, ils y croient plus que jamais. L’avenir, C à eux.
C à vous du lundi au vendredi, 19 h, France 5
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