Ouvert il y a moins d’un mois, c’est le bar à la mode. Pourtant, avec sa carte prohibitive et ses airs de refuge pour gens bien nés, la Brasserie Barbès fait tache dans l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale.
Rien à dire, les architectes ont fait du beau travail. Les grandes vitres de l’étage du bâtiment, situé au croisement des boulevards Barbès et de la Chapelle, se découvrent à la vue du visiteur encore assis dans le métro aérien. Sorti de la rame, après avoir enjambé les tourniquets, nul doute que le curieux a l’attention toute captée par les murs d’un blanc encore parfait et le store d’un bleu très pâle, comme un verre d’eau. D’autant que l’espace abritant la nouvelle Brasserie Barbès était resté de longs mois à l’abandon après l’incendie qui avait ravagé le magasin Vano.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une fois les imposantes portes noires de la brasserie poussées, l’atmosphère est radicalement différente de celle plus populaire du quartier. Déjà, un réceptionniste vous demande la raison de votre venue, puis vous laisse vous placer. L’intérieur ressemble à ce qu’un touriste est à même d’attendre d’une authentique brasserie : des tables en bois, du mobilier qui fleure bon la récupe industrielle (gros plafonniers ronds), du carrelage clair. Pour l’instant la Brasserie Barbès, c’est un rez-de-chaussée et un étage. Bientôt, il faudra compter sur une terrasse sur le toit.
Un monde qui en chasse un autre
Quatre ans plus tôt, Vano, qui vendait des rideaux et du tissu, est parti en cendres. Le mythique magasin était à l’image du quartier alentour : bon marché et bordélique. À l’époque, arpenter le trottoir au croisement des boulevards de Barbès et de La Chapelle s’avérait difficile. De grands bacs rouges dans lesquelles étaient entassées des étoffes de bric et de broc empiétaient sur le passage. Autour, se massait une foule cosmopolite.
Aujourd’hui, au même endroit, se dresse une vitre. Elle coupe la terrasse du troquet, du va-et-vient de la rue. À la place de l’anarchie qui régnait là, on a élevé une frontière nette entre deux mondes. À l’intérieur, des CSP +, très majoritairement blancs. Dehors, la foule hétéroclite d’un des quartiers les plus pauvres de Paris. Ouvert fin avril, le Barbès devait être le moteur de la réhabilitation du quartier. Beaucoup en ont fait le symbole du phénomène qui s’empare du Nord-Est parisien : la gentrification.
8,50 € la pinte
Depuis l’ouverture de la brasserie, plusieurs personnes se sont soulevées contre l’établissement. « Zoo pour riches« , « une carte prétentieuse et chère » ou encore « une maison de maître de champ de coton« … Sur les réseaux sociaux, la colère monte.
Brasserie de Barbès, ce repère de hipsters qui viennent comme dans un zoo contempler une no go zone qu’ils ont vue dans le petit journal.
— Kevin (@kglvr) 11 Mai 2015
La Brasserie Barbès, c’est bien ce que ce qui est dit : un ilot d’une bourgeoisie inouïe, presque gênante.
— Guillaume Dreyfus (@blackoiseau) 9 Mai 2015
J’aimerai être encore à Paris pr payer 9€ mon demi et 2,40€ mon café, tout en jetant des cacahuètes sur les pauvres à la #BrasserieBarbes.
— Emm’ ☠ (@Emmyrtille) 9 Mai 2015
Dans un article publié sur le webzine Retard, une riveraine explique qu’après avoir rêvé de longs mois du Barbès, elle a déchanté.
“Un nouveau QG en face de chez moi ! Pendant deux ans alors, comme une fillette qui attend le père Noël, je n’ai cessé de regarder l’avancée des travaux depuis ma fenêtre, explique la blogueuse − qui se présente elle-même comme une bobo. Mais un sentiment de malaise s’est emparé de moi quand je suis rentrée dedans. C’est beau, c’est très beau même, mais peut-être un peu trop. Ça sonne faux, là-dedans.”
Et l’auteur du post intitulé Le Barbès me rend triste de s’interroger sur le prix de la bière proposé dans la brasserie. Pour une simple pinte de Kronenbourg, il faut débourser 8,50 €, et 9,40 € pour une 1664 – soit presque autant que pour un pack de 20. Pour y manger, il faut compter entre 40 et 50 €. Contactés, les propriétaires du Barbès n’ont pas souhaité répondre.
Le prix des bières à la nouvelle Brasserie #Barbès… (source : http://t.co/FghikVDp3w) #Paris pic.twitter.com/A4ho0OlfI7
— Pierre Tremblay (@tremblay_p) 18 Mai 2015
Un mythe Barbès ?
Pour les personnes qui ne seraient pas familières de ce quartier du XVIIIe arrondissement de Paris, Barbès est adossé à la Butte Montmartre. On y voit d’ailleurs très bien les différents dômes du Sacré-Cœur. Pour autant, le quartier a mauvaise réputation parmi les Parisiens. Barbès a l’image d’un quartier chaud, pour ne pas dire dangereux. Depuis de décennies, c’est le repaire des petits trafiquants de drogue. On y croise des dealers de crack, de shit, d’héroïne ou de subutex.
« Attention à ne pas faire de Barbès un lieu mythologique », prévient tout de même Jean-Raphaël Bourge. Selon le chercheur en sciences politiques qui vit à la Goutte-d’Or depuis une quinzaine d’années, son quartier est trop souvent dépeint de manière trop rapide, approximative voire schématique. Dernièrement encore, le quartier faisait partie des No-go zones de la Fox. « Barbès est un carrefour, un lieu de passage pour un nombre très important de personnes. Les usagers de l’espace public ne sont pas forcément les gens qui vivent ici« , détaille celui qui siège au conseil du quartier, pour l’association de riverains Action Barbès.
Reste que dans une étude publiée l’année dernière, le Centre d’observation et de mesure des politiques d’action sociale (Compas) révélait que, dans le quartier de la Goutte d’Or, entre 35 et 50 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, fixé à 977 euros par mois. À l’échelle nationale, comme à celle de Paris, ce taux est d’environ 14 %. Le quartier est d’ailleurs une Zone urbaine sensible (ZUS) où, d’après les chiffres de l’Insee, les foyers qui dépendent très fortement des allocations et autres prestations sociales sont surreprésentés.
Des sex-shops remplacés par des magasins bio
L’implantation d’institutions boboïsantes comme la Brasserie Barbès est soutenue par la municipalité socialiste dans l’ensemble de la capitale. En 2004, elle lançait un plan pour lutter contre le déshéritement de certains quartiers. Son nom : Vital’Quartier. Il a pour but affiché de lutter contre l’homogénéité des commerces dans un espace donné (par exemple les salons de coiffures africains de Château d’Eau). En sous-texte, l’intention de cette mesure est de relancer la mixité sociale au sein de quartiers fuis par les populations les plus aisées.
Sous l’impulsion de cette politique, les coiffeurs africains, les sex-shops ou les boutiques de téléphonie cèdent la place à des épiceries fines, des magasins bio, et l’on y chasse KFC comme le gluten. Autrement dit, on y installe des commerces visant une clientèle relativement aisée, et participant, dès lors, à la gentrification. C’est notamment le cas au sud de Barbès où la mesure vise à diminuer le nombre de vendeurs de vêtements de cérémonies. Ainsi, un espace dédié au vin a pu voir le jour.
« Nous ne deviendrons pas un nouveau Belleville »
Du côté de Barbès, la brasserie éponyme n’est pas dans un quartier éligible à la mesure Vital’Quartier, mais cela n’a pas empêché sa réhabilitation. Là, dès 2013, le mouvement s’est fait sentir avec la réouverture du mythique cinéma Le Louxor. L’année dernière, c’est la chaîne de librairie Gibert Joseph qui s’installait un peu plus haut sur le boulevard Barbès. « La population du quartier est très contente de ces arrivées« , se réjouit Elisabeth Carteron, la présidente d’Action Barbès.
Pour autant, les membres de l’association – même s’ils se présentent en rigolant comme des « gentrifieurs » – ne croient pas au scénario selon lequel la Goutte-d’Or oublierait ses racines populaires, à l’instar d’autres quartiers embourgeoisés de la capitale. Dans le Marais, par exemple, en quelques décennies la proportion d’ouvriers et d’employées a fondu (50 % en 1950 contre 21 % aujourd’hui).
« Nous ne deviendrons pas un nouveau Belleville, se rassure Jean-Raphaël Bourge. Et cela s’explique par un facteur : la présence importante de logements sociaux qui réduit la spéculation immobilière. C’est vrai qu’il y a eu une vague de gentrification ici, pilotée par des politiques publiques. C’était au début des années 1980. Elle a consisté à remplacer des habitats ultra-précaires par des HLM. »
Le bar branché, l’autre nom de la ségrégation
Daniel Zamora a étudié l’implantation, à Bruxelles, d’espaces similaires à la Brasserie Barbès. Dans une interview qu’il nous donnait en 2013, il torpillait l’idée selon laquelle créer des bars « branchés » dans les quartiers populaires augmenterait la mixité sociale, n’hésitant pas à parler de ségrégation urbaine :
“Ces cafés et leurs publics n’entretiennent en réalité que très peu de rapports avec les quartiers et la population locale. À l’inverse du discours qui voudrait que ces cafés branchés soient ouverts à la « mixité », il semble que les publics se mélangent peu et qu’il se reproduit une grande distance sociale par le biais de divers mécanismes économiques, symboliques et culturels. Au fond, ces cafés reproduisent non seulement un nouvel « entre-soi » – tout en se distinguant des fractions dominantes de la bourgeoisie par un discours d’ouverture sur la diversité – mais contribuent également à la transformation progressive des quartiers populaires, généralement au détriment des habitants les moins nantis. En conséquence, ces formes de commerce contribuent avant tout à gentrifier ces quartiers plus qu’à les diversifier.”
Bien assis à la terrasse du Barbès, on ne peut que lui donner raison. Avec sa vitre protectrice, l’endroit a des airs d’aquarium géant pour gens bien nés, venus ici pour contempler une flore indigène et excitante. « Cibler une clientèle de cols blancs ou de jeunes bourgeois du XVIe en leur proposant de ‘venir s’encanailler dans un quartier chaud de la capitale − maisvousinquiétezpasy’adesvitresetdesvigilesbienmuscléspourvousprotéger’ c’est cracher à la gueule des habitants du quartier, s’insurge encore sur le webzine Retard la riveraine. C’est nous cracher à la gueule. »
D’ailleurs le membre de l’association Action Barbès ne conteste pas ce sentiment – même s’il le tempère, expliquant qu’il ne faut pas tout « surinterpréter« .
“Bien sûr que la brasserie ne vise pas la majorité de la population du quartier. Pour autant, les gens qui venaient faire des emplettes à Vano étaient tout autant étrangers au quartier.”
{"type":"Banniere-Basse"}