Chaque semaine, nous interrogeons une personnalité sur son rapport au web. Le dessinateur Boulet, pionnier du blog dessiné – son blog, BouletCorp.com, cumule 50 000 pages vues par jour en moyenne –, explique en quoi internet a influencé son travail, et comment il utilise les réseaux sociaux pour épancher son imaginaire prolifique.
Le personnage que vous incarnez dans vos bandes-dessinées sur votre blog vous vaut souvent d’être considéré comme un geek. Est-ce que vous acceptez cette étiquette ?
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Boulet – Je trouve que le terme a été extrêmement galvaudé. Au départ ça représentait quelque chose : une culture considérée comme une sous-culture, qui essayait d’être reconnue. Maintenant il suffit de télécharger une saison de Game of Thrones pour être qualifié de geek. Moi je ne me sens pas geek. Je ne suis pas spécialement fasciné par les ordinateurs, je ne collectionne rien, je ne vais jamais dans les conventions geek sauf pour dédicacer.
Cela dit, pour être honnête, il se trouve que je travaille uniquement dans des domaines qui sont du ressort de cette culture. Je fais de la bande dessinée, ce qui est considéré comme une part de la culture geek pour beaucoup, je joue à des jeux vidéo, je suis très présent sur les réseaux sociaux et sur internet… Il est donc très facile de me coller cette étiquette, car j’ai en effet des affinités très fortes avec ce milieu. Je ne le vis pas comme une insulte, je dis simplement que ce n’est pas tout à fait vrai.
Récemment vous avez posté sur Twitter des dessins de faux Pokémon sur le mode de la réalité augmentée, comme dans le jeu Pokémon Go. D’où vous est venue cette idée ?
J’ai trouvé l’idée du jeu Pokémon Go absolument fabuleuse : faire sortir les gens de chez eux pour qu’ils attrapent des Pokémon dans la rue avec leur téléphone, c’est génial. J’ai voulu l’obtenir, mais il n’était pas disponible en France. Je me suis donc amusé à en dessiner un moi-même. Souvent quand je fais des dessins gratuits dans ce genre, j’essaye de les adapter à une histoire. Une fois que j’en ai fait deux ou trois, je me suis dit : comment les intégrer à une histoire ? J’ai donc imaginé que j’avais découvert une version pirate du jeu dans un alphabet que je ne connaissais pas, et j’ai construit une histoire à mi-chemin entre Pokémon et Lovecraft, où le narrateur poste les images des montres qu’il voit et qu’il ramasse avec cette application. J’essaye d’aller vers quelque chose de plus en plus noir. Je vais voir comment l’histoire va évoluer. C’est un exercice d’improvisation d’histoire, sur le format Instagram.
https://twitter.com/Bouletcorp/status/752424925919637505
Certains articles de sites d’information consacrés à ce jeu ont repris vos dessins, pensant qu’il s’agissait de vrais Pokémon. Aviez-vous l’intention de piéger des journalistes ?
(Rires) Non, je pensais au contraire que c’était très évident que c’était moi qui les avais dessinés. D’autant plus que certains d’entre eux interagissent avec le décor urbain, ce qui est encore impossible à faire avec la réalité augmentée. Mais je ne leur en veux pas : si on ne connaît pas le jeu, ce n’est pas évident. J’étais cependant surpris que des gens se soient fait piéger.
https://twitter.com/Bouletcorp/status/752207653246500864
Il arrive régulièrement que des journalistes se fassent piéger par des rumeurs ou des fausses informations qui circulent sur Twitter notamment. Cette expérience vous a-t-elle fait réfléchir sur le problème de l’instantanéité en matière d’information sur internet ?
C’est un des problèmes d’internet : on n’a plus le temps du recul, de la réflexion et de la vérification. Je pense que les journalistes devraient accepter qu’ils ne peuvent pas toujours être à la pointe de l’information, et qu’ils doivent faire parfois un pas en arrière avant de publier quoi que ce soit, pour bien parler des choses. D’un autre côté, je pense aussi que les internautes devraient prendre conscience que Twitter n’est pas toujours une source d’information fiable dans un premier temps.
Une information qui buzze doit être prise avec des pincettes. Twitter est une sorte de café du commerce avec des rumeurs, des contradictions, des démentis… J’essaye de l’utiliser ainsi. Paradoxalement c’est le seul support où je parle vaguement politique, parce que je sais que dans ce domaine je vais dire beaucoup de conneries, et que 50 personnes vont me reprendre, m’envoyer des liens, que je vais avoir une discussion du type café du commerce avec des gens sur internet. Ce serait plus problématique de dire des conneries sur un support plus hiérarchisé, type blog ou Facebook, car les gens peuvent seulement commenter.
Cet aspect horizontal et contributif d’internet, dont l’exemple le plus illustre est Wikipédia, vous semble-t-il positif ? Est-ce que vous vous fiez à Wikipédia par exemple ?
Wikipédia est une des plus belles réussites dans le domaine. Les informations ne sont pas toujours fiables à 100%, mais si quelqu’un juge qu’une information est fausse, il peut aller en débattre et la changer. Wikipedia est un bon compromis : s’il y a un gros débat sur un point de détail, on pourra avoir les deux points de vue, ce qui n’était pas possible avec les encyclopédies classiques. Sur Twitter ce n’est cependant pas la même logique contributive, c’est une foire d’empoigne : c’est à celui qui gueulera le plus fort, et j’ai tendance à me prendre à ce jeu-là, ça m’amuse.
Dans une de vos planches, intitulée Hashtag Lapin, vous ironisez sur le partage boulimique de photos sur Instagram. Trouvez-vous cela dérisoire ?
Je pense que ce phénomène est rendu plus visible aujourd’hui avec internet, mais il n’est pas nouveau. Dans la génération de mes parents, il était par exemple courant de prendre plein de photos de vacances, et de faire des soirées diapo dans la foulée. C’était tout aussi pénible que les flux Instagram, sauf qu’on n’est pas obligé de les regarder, alors qu’on se faisait régulièrement inviter à des soirées diapo (rires). Cette volonté de partager son quotidien est donc ancienne.
C’est certes inintéressant de prendre en photo ses baskets, sa bouffe ou sa coiffure, mais on s’en fout, il faut laisser les gens s’amuser. On ne peut pas avoir un œil critique sur ce qui est produit à cette échelle. C’est de l’ordre de la consommation immédiate d’images, ça n’a pas vocation à être le fruit d’une réflexion, ou une œuvre d’art. On vit avec plein d’images futiles, et on ne gâche pas de la pellicule pour le faire. Je trouve positif que cet espace de futilité existe sur internet.
En 2004, quand vous avez ouvert votre blog, est-ce que vous étiez familier d’internet ?
Quand j’ai ouvert le blog ça faisait un moment que je postais des images sur le web, mais c’était à l’ancienne, sur des petits forums de dessinateurs. Le magazine Psykopat notamment avait un forum qui s’appelait le Psykobar, où on se retrouvait avec quelques copains pour partager ce qu’on faisait.
L’univers informatique ne vous était donc pas étranger…
En effet. J’ai commencé à apprendre à utiliser Photoshop à la fin des années 90, je travaillais déjà sur ordinateur en 1996, et même avant, j’étais sur Amiga. Au départ, l’arrivée d’internet représentait seulement une nouvelle source de documentation pour moi. Ensuite j’ai utilisé les emails, et j’allais sur des chatrooms. En tout cas je me suis tout de suite intéressé au médium.
Depuis quand avez-vous un ordinateur personnel ?
J’ai dû l’acheter avec mon tout premier salaire, en 2001. Avant cela j’avais des petits ordinateurs familiaux, des Amiga. J’avais accès à des PC quand j’étais étudiant, et le premier outil de travail que je me suis acheté avec ma première paye, c’était un ordinateur.
Vous alliez sur quels sites pour chercher de la documentation ?
(Il s’exclame) Alors ça, je ne me souviens plus, mais le moteur de recherche devait être un truc du genre AltaVista, et j’allais chercher des images sur le net de manière aléatoire.
Aviez-vous pressenti le potentiel de ce nouvel outil, la place qu’il allait acquérir ?
Au début non, pour être sincère. Comme beaucoup de gens de ma génération, quand on a vu arriver internet, on considérait ça comme une sorte de dictionnaire amélioré. Quand on cherchait de la documentation ou un article, on allait vaguement taper les mots-clés dans n’importe quel moteur de recherche, et on voyait ce qui sortait. Mais ça m’a pris un certain temps avant de développer cette espèce d’addiction à internet, ce besoin de communiquer tout le temps, et de voir les possibilités que ça m’offrait en temps que dessinateur.
Pourquoi avez-vous décidé de créer un blog ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce format ?
Le côté instantané. Le métier de dessinateur est très monacal : je passais mon temps chez moi tout seul à dessiner, et les albums sortaient des mois plus tard. J’avais des réactions de lecteurs encore des semaines plus tard dans les festivals de BD. Il y avait quelque chose de très lent et de solitaire, alors que sur le net, je postais un dessin et dans les minutes qui suivaient j’avais des réactions, des retours de l’extérieur. C’était la même différence qu’il peut y avoir entre jouer de la guitare dans sa cave et se retrouver soudainement sur scène.
Ce rapport direct au lecteur m’a tout de suite plu. Ça m’a intrigué. J’ai commencé par utiliser les blogs d’amis qui m’invitaient, je faisais des petites pages sur le blog de Melaka, Kek ou Calirézo. Voyant que les retours étaient enthousiasmants, j’ai décidé de faire le mien.
Au début quand j’ai commencé en 2004-2005, il n’y avait ni Facebook ni Twitter, ça avait un rôle de réseau social pour moi. Ça me permettait d’échanger avec plein de gens. On avait un réseau qui nous permettait de rester en contact entre dessinateurs. Ce que je faisais sur mon blog au début était très autobiographique, parce que je m’adressais à des gens que je connaissais. En 2004 j’étais suivi par 100 ou 200 personnes, alors que la plupart des jeunes aujourd’hui ont plus d’amis Facebook que ça. Quand il y a eu plus de monde qui est venu, je me suis mis à être moins autobiographique, tout en me gardant comme personnage car c’est ainsi que j’avais commencé.
Aviez-vous anticipé la place que l’ordinateur et la culture internet allaient occuper dans vos dessins ?
En tant que dessinateur, j’ai dessiné essentiellement mon milieu et mon centre de travail, et l’ordinateur représente une énorme part de mon quotidien. J’ai un travail relativement sédentaire : je suis toujours sur un bureau en train de dessiner, que ce soit sur du papier ou sur ordinateur – car je continue à l’utiliser comme outil de travail, de mise en couleur notamment.
Il y a l’ordinateur en tant qu’outil qui est très présent dans ce que je fais. Et il y a aussi l’ordinateur en tant qu’instrument de communication. Beaucoup de mes histoires parlent des rapports qu’on peut avoir aux autres, dont beaucoup passent par ordinateur. Comme je travaille 10 heures par jour chez moi, je ne rencontre pas beaucoup de monde. En revanche, dans les rapports humains que je peux avoir à travers l’ordinateur, il y a aussi énormément de choses à dire. Donc effectivement l’objet ordinateur est devenu une sorte de personnage à part entière dans ce que je raconte, parce que j’ai énormément d’interactions par ce biais là.
Comment procédez-vous pour mettre en images les phénomènes informatiques ?
L’ordinateur n’est pas super glamour à dessiner. C’est un gros bloc cathodique, maintenant c’est même juste une fenêtre. S’il entre en jeu dans l’action, je ne vais pas faire des plans fixes sur l’écran en décrivant ce qui se passe, j’essaye de le mettre en image de manière amusante. Pour montrer qu’un spam est envahissant, le meilleur moyen est d’imaginer un personnage qui sort de l’écran et qui rentre chez vous, ou une fenêtre qui vous arrive comme un poing dans la gueule. Il y a plein de métaphores que j’utilise ainsi car elles sont visuellement confortables.
En tant que dessinateur, que vous a apporté internet concrètement ?
Pour la documentation c’est devenu un outil incroyable. Quand j’étais étudiant on nous conseillait de cumuler des magazines et des livres d’images pour avoir toujours de la documentation sur tous les sujets. J’ai rencontré des dessinateurs qui avaient des bibliothèques entières consacrées à de la documentation. Ma bibliothèque maintenant, c’est un téléphone. Je continue à remplir mes bibliothèques de livres, mais pour la doc, tout est sur un portable.
C’est aussi une très grande source d’inspiration. Il est très important pour un dessinateur d’être confronté à d’autres dessinateurs, de voir ce qu’ils font, de s’en inspirer ou de prendre une voix différente. Avec internet, en deux clics je peux aller voir le travail d’artistes américains, japonais, chinois, africains,… En termes de développement de mon travail, c’est une source d’inspiration absolument fabuleuse.
C’est enfin un moyen de diffusion extraordinaire. Si j’avais fait une BD publiée en version papier dans les années 80-90, il aurait fallu qu’elle ait un succès énorme en France pour éventuellement intéresser un éditeur étranger, qui l’aurait éventuellement publiée et si bien qu’elle aurait éventuellement atteint un public assez large. Maintenant, si une BD marche et devient virale sur internet, elle peut faire le tour du monde en 24h. J’ai déjà posté des BD qui m’ont apporté des commentaires de gens au Japon, en Australie ou en Amérique du Sud en l’espace de quelques heures. C’est fascinant de se dire que la petite BD faite chez moi dans mon fauteuil traverse ainsi le monde. C’est de la magie pure.
Dans une de vos planches vous évoquez un stylo 3D, vous vous imaginez quelque chose de génial, mais finalement quand vous le testez, il s’avère peu performant, et vous concluez : « L’imagination est une ivresse. La réalité est sa gueule de bois ». Vous pensez qu’un jour la BD pourrait être révolutionnée par internet et les nouvelles technologies ?
En fait, ce stylo 3D dont je parlais dans cette page il y a trois ou quatre ans existe désormais ! La semaine dernière j’ai vu le logiciel qui permettait de le faire vraiment. La réalité virtuelle ouvre de nouveaux horizons pour le dessin. Avec l’oculus rift, ou un logiciel comme Tilt Brush, on peut dessiner virtuellement.
Mais je me méfie du mot révolution. Quand on parle de révolution dans un domaine, on imagine toujours qu’on va aller d’un moins bien vers un mieux. En art, de manière générale, je pense que ça s’applique rarement. Les nouvelles technologies changent en revanche beaucoup les usages : il y a quelques années j’aurais été un artisan à la maison avec du papier et des crayons. Maintenant j’ai pas mal d’outils technologiques, je travaille moi-même les couleurs, je me charge d’une énorme partie de tout ce qui était avant de l’ordre de la photogravure et de la préparation des pages. Notre métier change complètement, tout comme un photographe qui est passé au numérique n’a plus les mains dans le back de révélateur.
Il est donc possible que l’on voit émerger de nouveaux genres. Un mouvement de BD interactives est déjà né, qui s’appelle le Turbomédia, et qui consiste à un mélange de BD, de dessin animé et de jeu vidéo, qui demande une implication du lecteur. Je pense aussi que dans quelques années des artistes entièrement spécialisés dans la réalité virtuelle vont émerger. Ce seront des plasticiens virtuels. Il y a plein de choses à découvrir.
Le seul bémol c’est que le livre papier est encore le seul format économiquement viable. Il y a très peu d’expériences numériques qui permettent aux artistes d’en vivre. C’est pourquoi le livre a encore de beaux jours devant lui à mon avis.
Quelle place occupe internet dans votre travail. Êtes-vous un vrai addict ?
Quand je travaille je n’ai pas de moment dédié à internet, c’est un bruit de fond permanent. J’ai toujours quelques fenêtres internet ouvertes en arrière-plan. Je lève de la tête de mon boulot, et je vois que j’ai cinq nouvelles notifications Facebook et quarante notifications Twitter. Je fais une pause de dix secondes, et je les lis, c’est comme si des gens étaient en train de parler dans la pièce. C’est comme une fenêtre ouverte sur un brouhaha de rue permanent. C’est à la fois rassurant, car je n’ai pas l’impression d’être enfermé seul chez moi, et distrayant, car ça me ralentit parfois dans mon travail.
Dans un dessin qui ouvre le dernier tome de vos Notes, vous êtes en vacances et vous êtes très frustré car il n’y a pas de réseau… Êtes-vous à ce point dépendant d’internet ?
Il y avait une énorme exagération dans cette BD. Je ne suis pas accro en fait. Quand je suis chez moi, j’en ai besoin car mon métier est solitaire et que j’aime avoir cette ouverture sur le monde extérieur. Mais je m’en passe très bien quand j’ai autre chose à faire. Quand je suis à une terrasse de café avec des amis, c’est rare que je sorte mon téléphone. Ça peut arriver si on cherche le nom d’un acteur, mais spontanément je ne l’ai pas toujours à la main. Idem quand je me promène. Concrètement, si on me met dans une baraque pendant deux semaines avec des bons copains et de la bonne bouffe, je ne vais même pas penser à internet.
En ce moment, vous travaillez à un nouveau projet avec le dessinateur Aseyn : est-ce que ça aura un rapport avec internet ?
Quelque part oui. Ça va s’appeler Bolchoï Arena. Ça parle en gros d’internet, puisque ça se passe dans un futur proche, et qu’il y sera question de réalité virtuelle et d’exploration spatiale.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier album paru : Notes, 10 : Le pixel quantique, éd. Delcourt, 15,50 €
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