Michel Houellebecq encense son roman, “2084”, une dystopie sur un totalitarisme islamiste inspirée d’Orwell. A 66 ans, Boualem Sansal exerce sa liberté de parole à propos du terrorisme, des printemps arabes et de la censure.
Michel Houellebecq a loué votre roman sur le plateau de Laurent Ruquier, estimant qu’avec ce livre, vous étiez allé plus loin que lui avec Soumission. Qu’en pensez-vous ?
Boualem Sansal – J’ai reçu plein de SMS ! Certains pour me dire que c’était formidable ; d’autres pour me presser de réagir. Des gens ont tiqué à cause du mot “radical”. Le fait que Houellebecq, souvent classé islamophobe, me considère comme plus radical, c’est assez terrible. Mais rien ne me gêne. Je n’ai pas encore lu Soumission. Dans mon roman, il y a une référence assez directe à l’islam et à l’islamisme – dès les premières pages on comprend que Yölah c’est Allah. L’islam occupe aujourd’hui une place très importante dans le débat national, international, dans tous les domaines. On voit mal le christianisme demain installer un Etat totalitaire. L’Eglise s’est effondrée.
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La seule religion en ce moment qui interpelle, pose problème et qu’on a envie de regarder pour voir ce qui se passe, c’est l’islam. Quand on regarde de plus près, on voit bien qu’il y a un islam pacifique – pas tolérant, aucune religion ne l’est – et à côté, une forme virulente de l’islam, hégémonique, violent, avec une ambition planétaire. Hélas pour les musulmans, on ne les voit plus qu’à travers le prisme de l’islamisme. Mais la faute leur revient un peu. Ils ont laissé pousser cette gangrène.
Pourquoi les musulmans devraient-ils davantage prendre position ? C’est un discours qui passe mal.
Oui, il faudrait “désessentialiser”… On a inventé tout un vocabulaire. Mais c’est de la discussion intellectuelle pour passer le temps.
L’intrigue de votre roman se déroule dans un pays imaginaire, l’Abistan, dans lequel le peuple est soumis à la religion. On pense à Daech, l’Afghanistan, mais aussi l’Iran… C’est un mélange de tout ça ?
Ce n’est rien de tout ça. En ce moment, il se passe quelque chose de très important, un phénomène assez apocalyptique. L’islam est la religion des musulmans. C’est une tautologie de dire cela. Mais de plus en plus, l’islam va être la religion des convertis. Je suis en train d’étudier cette question.
Le mouvement s’accélère à une vitesse fabuleuse, partout et à tous les niveaux. Des intellectuels, des généraux américains, des anciens ministres, des savants se convertissent… Et les convertis sont toujours les plus radicaux. Nous assistons à la naissance d’un nouvel islam. L’Abistan serait la terre d’une religion qui comprend un fond islamique très important, mais qui va intégrer des éléments du monde chrétien, de l’animisme…
Abi, l’homme à la tête de l’Abistan, est omnipotent et invisible ; “l’Appareil” contrôle tout. Peut-on penser à l’Algérie, celle de la décennie noire, mais aussi celle d’aujourd’hui avec Bouteflika, son président fantôme ?
Pas du tout. L’Algérie ne compte pas, c’est un tout petit pays. Non, j’ai plutôt pensé à l’Iran et aux pays limitrophes, le Pakistan, l’Afghanistan. Car l’Iran est un véritable Etat. Daech ne produit rien, ce sont des bêtes sauvages. Ils sont utilisés parce qu’ils font diversion. Dans sa démarche, l’islamisme développe des stratégies très fines, très complexes. En l’espace de trente années, ses représentants ont conquis tout un espace dans la finance internationale, l’économie, la science, ils ont des télévisions partout qui enseignent le Coran à l’échelle planétaire, ils ont racheté la moitié de Paris, financent des lycées… La masse critique est atteinte, ils n’ont même plus besoin de faire la guerre.
Là, vous parlez plutôt de l’Arabie Saoudite ou du Qatar…
Mais je pense que la stratégie est élaborée en Iran où se trouvent les penseurs qui n’ont jamais désarmé. L’Iran est le seul pays musulman avec un clergé. Ils font des plans à long terme. Le Qatar et l’Arabie Saoudite sont comme des exécutants mis au service d’une cause. Le moment de la synthèse entre les différents islams arrive. L’Iran agit d’une manière très intelligente de ce point de vue. Il a réaffirmé sa puissance avec la signature du traité sur le nucléaire, seul face aux cinq plus grandes puissances du monde. Ce pays apparaît comme la solution pour des tas de choses : mettre fin à Daech, libérer la Palestine, faire la paix en Irak.
Vous avez été censuré, menacé après votre voyage en Israël en 2012. Quelle est la situation pour vous aujourd’hui en Algérie ?
Je pense qu’il va se passer la même chose que pour Kamel Daoud (Goncourt du premier roman – ndlr) l’an dernier : encensé pendant quelques jours parce que je figure sur la liste du Goncourt, puis incendié.
Ce livre ne va pas arranger votre cas. Cela ne vous fait pas peur ?
La peur n’existe que quand le danger est imminent. C’est une hypothèse, donc on vit avec jusqu’au jour où on reçoit des alertes de partout, comme lorsque je suis revenu d’Israël. Mais il faut tout affronter et ne jamais montrer qu’on a peur.
Le héros de 2084, Ati, tente de se révolter contre le régime. Mais toute révolution semble impossible. Un écho au printemps arabe de 2011 ?
Je n’ai jamais cru à ce printemps arabe. Parce qu’il n’y avait pas les conditions d’une vraie révolution. Pour une vraie révolution, il faut des intellectuels, des syndicats, des organisations, des associations. Ce sont eux le moteur des révolutions, sinon, ça devient de la jacquerie, de l’émeute populaire.
Mais des intellectuels, des syndicats, il y en avait en Tunisie et en Egypte…
Tout a été vassalisé par le régime : les syndicats, les intellectuels de service, les imams de service.
Selon Martin Amis, les écrivains pratiquent de plus en plus l’autocensure, notamment par peur d’être accusés d’islamophobie. Pour lui, c’est une victoire de Daech. Qu’en pensez-vous ?
Ça fait partie de la stratégie guerrière : empêcher l’autre de parler, de débattre. Même les musulmans n’osent plus parler. Je suis l’un des derniers à continuer. Et encore, je suis beaucoup moins spontané qu’il y a dix ans. Il faut relibérer la parole.
2084 – La fin du monde de Boualem Sansal (Gallimard), 288 pages, 19,50 €
Romans (1999-2011) (Quarto/Gallimard), 1248 pages, 29 €
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