[Le plasticien est décédé à 76 ans ce mercredi 14 juillet 2021, à cette occasion nous vous proposons de (re)lire cet article]
Christian Boltanski n’“expose” pas au Grand Palais : il y a plutôt déposé une oeuvre puissante, majeure et sombre, l’une des plus importantes de toute sa carrière. Et la dernière du XXe siècle ?
Comment dépasser, comprendre, approfondir, comment revenir tout simplement de l’émotion si puissante, si funeste, presque violente qui submerge le spectateur à la vue de l’installation Personnes de Christian Boltanski au Grand Palais ?
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On y retrouve tout le vocabulaire désormais traditionnel et presque familier de l’artiste, sauf que tous les curseurs sont comme poussés au maximum : à fond le volume sonore des battements de coeur individuels résonnant tous ensemble et forgeant sous la verrière une vaste “music for the masses” ; à fond le régime du pathos et du symbolique ; à fond la dimension spectaculaire, “gigantisée” par cette grue piochant au hasard dans une tour monumentale de vêtements ; à fond l’écart dramatisé des échelles, l’artiste jouant du vertical et de l’horizontal.
On se demandait avec curiosité comment Christian Boltanski ferait face à un si grand format, à une telle démesure. Mais il n’a pas seulement répondu à une invitation risquée, il ne s’en est pas seulement bien sorti : Boltanski a produit là une pièce majeure, une oeuvre-monstre, et a su profiter de l’occasion pour porter son art à un niveau encore inégalé, à un point d’intensité maximale.
Au Grand Palais, transformé en un vaste hangar, il organise une collision entre mémoire individuelle et histoire collective. Ce qui frappe tout d’abord, c’est le “processus de massification” rugissant, monstrueux, que l’artiste met ici en scène en chef d’orchestre.
Ainsi de ce cimetière de vêtements posés au sol, encore habités de la présence ténue des personnes qui les ont portés, et de cette grue géante qui évoque tout à la fois le chantier des camps de la mort et les attrape-nigauds des fêtes foraines ou des loisirs de masse.
On évolue dans cette machine hivernale la mémoire animée de téléscopages d’images et de souvenirs plus ou moins récents : camps de la mort, camps de réfugiés ou désastre humanitaire.
L’installation ravive l’imaginaire de la Shoah mais entre aussi en résonance avec les images d’Haïti ou celles, déjà plus enfouies, du Superdome de La Nouvelle-Orléans occupé par les rescapés de Katrina en 2005.
Quand d’autres visiteurs, à la vue des vêtements étalés au sol, songent également aux “patchworks de noms” et autres “memorial quilts”, carrés de tissus confectionnés en souvenir des personnes décédées du sida.
C’est dire si l’artiste atteint ici un réel universalisme, renvoyant chacun à ses plus sombres fantômes. Dans ce bain de mémoire traversé d’un froid glacial, l’historien François Cusset évoquait encore l’ouvrage récent de Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau, sous-titré “Essai sur la tristesse européeenne”.
Ainsi, il souffle ici-bas quelque chose de cet ordre, une conscience malheureuse coincée entre les deux tragédies du nazisme et du communisme, hantée par son passé, craignant à la fois la banalisation du désastre et l’amnésie d’Auschwitz.
Dans Images malgré tout, Georges Didi- Huberman écrit que “pour savoir, il faut imaginer”.
Il ajoutait, évoquant l’iconographie raréfiée des camps : “Que l’imagination défaille nécessairement devant la réalité ne doit pas nous conduire à renoncer à imaginer puisque cela reviendrait, du même coup, à accepter de ne pas vraiment savoir.”
Boltanski ne procède pas autrement qui, malgré l’inscription de son installation dans la série Monumenta et l’échelle incontestablement imposante de la nef du Grand Palais, joue paradoxalement la carte de “l’à peine perceptible”, du quasi invisible, les divers éléments de son environnement servant avant tout de tremplin, d’objet transitionnel.
Les coeurs battants, ces “choeurs” qui rythment l’expo de leur martèlement si saisissant, participent de cette théâtralisation propre au travail de Boltanski ces dernières années.
Sauf qu’ici celle-ci joue sur deux ressorts a priori antagonistes : elle dramatise en même temps qu’elle affine, ou plutôt qu’elle “squelettise” le propos de l’artiste. A Londres, en 2003, le Danois Olafur Eliasson avait laissé filtrer un soleil radieux et artificiel dans la Turbine Hall de la Tate Modern ; en 2010 au Grand Palais, Christian Boltanski nous offre le versant froid et sombre de cette apocalypse à échelle industrielle. Sidérant.
Et tellement chargé aussi de tout ce dont se défait l’art d’aujourd’hui (poids du symbolique, relation à l’histoire, atmosphère de deuil) que l’installation Personnes s’impose alors comme une oeuvre collectivement posthume, fin de siècle.
Peut-être faut-il d’ailleurs la voir comme une des dernières oeuvres d’un XXe siècle avec lequel on est loin d’en avoir terminé.
Photo : Didier Plowy – tous droits réservés Monumenta/ministère de la Culture et de la Communication
Monumenta 2010 : Personnes Jusqu’au 21 février sous la nef du Grand Palais, avenue Winston-Churchill, Paris VIIIe /// www.monumenta.com
A voir aussi Après, jusqu’au 28 mars au Mac/Val – musée d’Art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine /// www.macval.fr
LES 3 CHANTIERS DE BOLTANSKI
Depuis quelques années, Christian Boltanski alimente sa “bibliothèque des coeurs”, archives de milliers de battements de coeurs prélevés dans le monde entier, installée de façon pérenne sur l’île d’Ejima, dans la mer du Japon.
Par ailleurs, il entame son oeuvre ultime : depuis début janvier, l’atelier de Christian Boltanski, dans la banlieue parisienne, est filmé en direct et ce jusqu’à la mort de l‘artiste.
Les images, vendues en viager à un collectionneur australien qui parie sur une mort de l’artiste dans les huit ans, sont retransmises dans une grotte en Tasmanie.
Enfin, en juin 2011, Christian Boltanski prendra les rênes du Pavillon français à la Biennale de Venise. Il succède à Claude Lévêque, à Sophie Calle et à Annette Messager, sa compagne.
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