Dix-huit mois d’enquête et des centaines d’interviews pour comprendre comment Obama le pacifiste s’est mué en chef de guerre. Bob Woodward, tombeur de Nixon en 1974, raconte.
Peu d’hommes peuvent se vanter d’avoir été incarnés au cinéma par Robert Redford. En fait, il n’y en a qu’un. Il s’appelle Bob Woodward. Il est journaliste et, avec son collègue Carl Bernstein, dans la vie comme dans le film Les Hommes du Président, il fit tomber Richard Nixon en 1974 avec l’affaire du Watergate.
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Quarante ans après, c’est à un autre président qu’il s’intéresse. Dans son livre Les Guerres d’Obama, il raconte la face la moins connue du président black : le commander in chief des armées américaines. Prétexte pour disséquer la machine de pouvoir appelée Maison Blanche.
Commençons par la toute dernière guerre de Barack Obama : la Libye. En France, Nicolas Sarkozy est apparu beaucoup plus en pointe que lui. Avez-vous la même perception aux Etats-Unis?
Bob Woodward – Sur la guerre, Barack Obama est un être divisé. Il a un côté croisé, moral, et en même temps il veut circonscrire la guerre. En Libye, au début il bombarde et annonce que l’objectif n’est pas de renverser Kadhafi et que les forces terrestres n’interviendront pas. C’est un menu chinois : à la fois » tough guy » (un dur – ndlr) et pas impérialiste. Il réfléchit, pèse les enjeux, s’informe. En Afghanistan, quand les militaires demandent 40 000 hommes en renfort, que le vice-président Biden en propose 20 000, il en envoie 30 000. Obama est un homme du milieu.
Sur la Libye, Hillary Clinton dit qu’elle a beaucoup poussé…
Elle a poussé mais c’est Obama qui décide.
Avait-il une bonne connaissance de la situation locale?
Le problème, c’est que les services de renseignement américains rassemblent des informations sur les leaders, les élites d’un pays. En Libye, on a affaire à des gens de la rue et on ignore qui sont ces rebelles. On a quelques noms, un vague contexte. C’est comme pour l’Irak : la CIA prétendait savoir qu’il y avait des armes de destruction massive, mais le dossier était foireux. Partir en guerre, c’est un sacré boulot, même quand vous croyez fixer des limites. Qu’une guerre soit juste ou pas, ça ne se voit qu’après.
Dans le livre, je montre Obama dans son bureau, à l’été 2009, se disant « OK, on envoie des renforts en Afghanistan, mais quel est l’objectif? » « La défaite des talibans. » « Mais que signifie ‘défaite’? » Ses stratèges lui répondent que les talibans sont là à perpétuité, alors il donne des ordres secrets : le but devient « d’affaiblir » les talibans. Notez ça : il a fallu un an au National Security Council pour fixer l’objectif ! J’ai interviewé Obama l’été dernier. Il m’a dit : « La guerre c’est l’enfer, mon boulot c’est de gérer le chaos. » Quand il débarque à la Maison Blanche, début 2009, il ne sait rien de rien. Les services de renseignement le convoquent carrément et lui font le topo : « Voici de quoi vous héritez ». Il tombe des nues : « Wow ! C’est pour ça que j’ai signé ! »
Vous titrez votre livre Les Guerres d’Obama. L’une c’est l’Afghanistan, l’autre avec ses propres généraux.
Bien sûr. Aux Etats-Unis, depuis la première guerre du Golfe, en 1991, que nous avons gagnée dans un temps très bref, les militaires ont un incroyable prestige. Si aujourd’hui vous faites un sondage sur le dirigeant le plus respecté, la réponse sera le général Petraeus, qui commande en Afghanistan. En théorie, Obama est commander in chief, il peut très bien dire « on quitte l’Afghanistan demain ». Son autorité est unilatérale.
En pratique, il ne peut rien décider qui entraînerait une démission des généraux et du secrétaire à la Défense Robert Gates. Donc ça devient de la politique, et sa politique est de protéger les Etats-Unis comme le faisait Bush. Il a accru les opérations spéciales contre Al-Qaeda au Pakistan, pas seulement avec des drones, mais aussi au sol, sur le terrain, pour débusquer les chefs et les tuer, ce qu’on appelle le contre-terrorisme. Il se présente comme un dur aussi dur que les républicains. Il s’est auto-inoculé cette dureté.
Pourquoi a-t-il gardé Robert Gates, qui était déjà à la Défense sous Bush?
Je connais Gates depuis les années 80. C’est un homme de la CIA, intelligent, plutôt modéré. Il a réussi à stabiliser la situation en Irak, avec Petraeus… Enfin, ça ressemble à une stabilisation.
Dans votre carrière, vous avez observé plusieurs présidents en tant que chefs de guerre : Nixon (Vietnam), Reagan (guerre froide), Bush senior (Irak), Clinton (Yougoslavie), W. Bush (Irak) : comment jugez-vous Obama par rapport aux autres?
On verra bien.
Allez…
Je suis sérieux. Si je donnais un cours dans une école de journalisme, ce serait un cours sur l’empirisme : quels sont les faits? Les faits mènent le monde. Tout dépend de ce qui se passera en Afghanistan. Quand on regarde dans le rétro, en 2006 l’Irak virait au désastre. Aujourd’hui, Obama y voit un modèle de sortie de guerre, avec le surge (envoi de 30 000 hommes en renfort), les opérations spéciales, plus les négociations avec les tribus sunnites. Je me souviens d’une discussion à l’époque avec Karl Rove, le conseiller de Bush, qui m’avait dit : « Tout dépendra du résultat, comme toujours ! » En matière de guerre, on ne connaît jamais le résultat d’avance.
D’après votre livre, Obama n’a guère de raisons d’être optimiste sur l’Afghanistan puisque les Etats-Unis n’ont aucune prise sur une donnée stratégique fondamentale, qui est régionale : la lutte à mort entre l’Inde et le Pakistan.
C’est bien le problème. En un sens, la guerre consistant à expulser Al-Qaeda d’Afghanistan a étégagnée. Al-Qaeda s’est réfugié au Pakistan, pays qui est notre allié et qui nous aide. D’un autre côté, il offre un sanctuaire à Al-Qaeda et à certains talibans. C’est un univers piégé. Chaque pays joue sa carte.
Vous racontez un dîner extraordinaire dans un restaurant de Washington entre Zardari, le président pakistanais, et un ancien ambassadeur américain dans la région. Zardari explique carrément qu’en fait, les Etats-Unis aident les talibans histoire d’avoir un prétexte pour envahir le Pakistan et lui piquer ses bombes atomiques. Et Zardari rajoute : » J’en ai parlé avec Karzaï, il est d’accord avec moi. » Comme alliés, on fait mieux ! D’abord, comment le savez-vous? Vous étiez sous la table?
J’ai parlé à des gens qui… Quand le livre est sorti, l’automne dernier, j’ai rencontré le général Kayani, le chef d’état-major de l’armée pakistanaise, l’homme le plus puissant du pays. Il avait souligné ce passage, il m’a demandé, l’air ennuyé : « Comment savez-vous ça? Tout est vrai ! »
Et…?
Parce que je prends le temps. Le temps de voir des gens. Quand j’ai interviewé Obama, il m’a dit : « Vous êtes mieux informé que moi. »
C’est vrai?
Bien sûr que non. Absurde. Mais j’ai prix dix-huit mois pour me concentrer sur ce livre. Le boulot de journaliste, la méthode, consiste à déterrer les faits, comme ce fameux dîner, les vérifier, les contre-vérifier, puis les mettre sous le nez de quelqu’un qui sait vraiment, et qui vous dit : « Ben oui, c’est vrai. »
Un fait frappant, dans ces réunions secrètes du National Security Council de la Maison Blanche, c’est la lenteur du processus de décision. Le nombre de réunions qu’il faut : 9 octobre, 13 octobre, 17 octobre… ça traîne des mois. On croit que la guerre est une affaire de décisions rapides mais vous montrez que non.
C’est lent parce que l’enjeu est important. Quand on écrit ce genre de livre, il faut être très attentif à la chronologie. Que s’est-il passé, et dans quel ordre exactement.
Les premières réunions sur l’Afghanistan sous Obama se tiennent en mars 2009. Obama y déclare : » J’ai deux ans pour gagner la guerre. » Il pose le terme à mars 2011. Nous y sommes.
Le tout dernier rapport dit : « Il y a un progrès », avec cet ajout magnifique : « mais il est fragile et réversible ». Ce qui est vrai. Le général Petraeus lui-même ne clame pas victoire, et c’est là qu’Obama a raison : la guerre c’est l’enfer et il faut gérer le chaos.
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