Un an avant de recevoir le Grand Prix 2009 du Festival d’Angoulême, Blutch nous donnait une interview, à lire ici, dans laquelle il revenait sur son art et sa carrière.
Quel rapport entretiens-tu au dessin ?
Mon rapport au dessin est, je pense, inchangé depuis 35 ans : exclusif, envahissant, au bord de la manie –j’allais dire de la mauvaise habitude. Je crois que c’est un des seuls trucs ce ma vie qui est resté inchangé. Ca se traduit par une préoccupation de tous les instants. D’un point de vue concret, ça se traduit par une gribouille manie constante. Très petit, enfant, je salissais tout, je remplissais tout, les murs, les portes, les agendas ; dès qu’il y avait un espace blanc. J’étais plus à l’aise à l’intérieur qu’à l’extérieur, je préférais rester chez moi plutôt que de sortir et voir des gens, et j’ai choisi le dessin plutôt que le foot. Mais j’ai un peu dompté cette manie, je l’ai canalisée. Je suis plus à l’aise en société : quand je suis au restaurant, je ne dessine plus sur la nappe… En dehors de ce rapport intime, qui n’a pas changé, j’ai tout de même envie que mon activité évolue avec moi, avec ma vie. Qu’elle ne reste pas quelque chose de figé. Je poursuis un raisonnement, depuis le début, qui est évolutif. Entre 1970 et aujourd’hui, je ne vois pas de différence dans tout ce que j’ai pu faire : tout participe du même type de réflexion, à savoir comment adapter le dessin à un certain travail mental. Et mentalement, j’ai évolué. Le dessin est parfait pour ça : c’est véritablement une image mentale.
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Esthétiquement, tu as exploré des champs assez divers…
Chaque album me dicte un type d’ambiance, et mon dessin s’adapte. C’est banal, j’ai l’impression de répéter ça tout le temps, mais j’ai peur d’étouffer, je me dois de changer tout le temps, de changer de monture.
C’est vrai aussi pour les structures et formats narratifs.
Certainement. Mais pour être très clair, je dois dire que je peux parler de ce que je fais, mais je ne peux pas l’expliquer. Je peux parler du général, dire comment j’ai fait, mais j’ai du mal à expliquer. C’est très ambigu, le travail artistique : je gamberge à mort, et je suis dans le même temps d’une naïveté très enfantine.
Tu as d’ailleurs déjà expliqué détester les œuvres trop « psychologisantes », en bande dessinée…
Oui. Quand je dis psychologie… je n’aime pas trop les explications. Mais je réponds à tes questions en tant qu’auteur. En tant que lecteur, j’ai des goûts plus éclectiques. J’aime certaines choses très écrites. Mais en tant qu’auteur, j’ai besoin de me sentir libre. Libre de goûts, et libre de moi-même. Depuis que je fais ce métier, et de plus en plus, je tends à me dégager des cadres, du formalisme, des choses qui m’étouffent. Je crois surtout que j’essaie de me fuir moi-même, de fuir l’image que je pourrais avoir. Je préfère ne pas savoir qui je suis, c’est pour ça que je change souvent. Ce qui me plait, c’est l’impression d’être constamment en train de débuter. Tout est possible, quand tu débutes.
Ca explique Peplum, en sortant de Fluide Glacial ?
Par exemple, oui. Mais pas seulement : presque tous mes livres sont la négation de celui qui a précédé. Peplum, oui, c’était de l’anti-Fluide. A tous points de vue : la forme, le récit… C’était ma première rupture. Ca m’a lancé sur les voies du déraisonnable, de la transgression des ordres établis précédemment. J’ai fait un livre de dessins, sans textes, qui s’appelle La Beauté. Et le suivant sera une bande dessinée très classique ; j’ai refait des cases, des bulles. Donjon, par exemple, c’était le repos du précédent, Vitesse Moderne : j’avais besoin de changer de registre, radicalement.
Quel registre voulais-tu explorer avec Vitesse Moderne ?
Vitesse Moderne est dans le prolongement de ce que je faisais chez Cornelius, les comics comme Mitchum. Vitesse Moderne était, je trouve, une manière d’ordonner tout ce que j’avais fait dans Mitchum. Mais à vrai dire, j’ai l’impression, à chaque fois que je fais un livre, qu’il est la somme de tout ce que je sais. A chaque fois je me dis « Tout ce que je sais, tout ce que je peux dire tout ce que je sais faire, tout ce que je pense, tout ce que j’ai compris, je le mets là ». Et dès que c’est fini, je me dis que c’est très insuffisant… Heureusement, d’ailleurs. Je me souviens, quand Vitesse Moderne était sorti, j’avais le sentiment que c’était, pour moi, un aboutissement. En réalité, il me semble maintenant que c’est, dans la chaîne, un maillon parmi les autres.
Tu as aussi voulu montrer beaucoup de choses, avec Peplum…
Bizarrement, c’était une envie de me débarrasser de toute envie d’intellectualisme. Oublier tout ce que l’on sait, et essayer de ressentir. C’est un peu présomptueux. Mais c’est ça, je voulais me dégager de tout ce que j’avais fait chez Fluide Glacial, la parodie, la référence, un certain bavardage. Et le Satiricon m’a offert tout ça sur un plateau. Une ambiance primaire, au bord de la sauvagerie, proche de la préhistoire, les hommes vivent encore avec les animaux, à peu près au même niveau qu’eux. C’est un album très physique, aussi. C’était le prolongement de tout ce que j’avais aimé depuis le début, c’était tout ce que je rêvais de faire. A la base, il aurait du sortir dans la collection des romans (A Suivre), je rêvais de ça. Je voulais faire Ici-même, de Jean-Claude Forest et Tardi, La jonque fantôme, vue de l’orchestre de Jean-Claude Forest ou Fort Wheeling d’Hugo Pratt, bien plus que Fluide Glacial. Mes séquences de mouvements, notamment, doivent beaucoup à Fort Wheeling…
Et Peplum a largement débordé le cadre de la bande dessinée.
J’ai construit ce récit en regardant en dehors de la bande dessinée –le cinéma, la danse, la littérature. Même si je pense que la bande dessinée est quelque chose d’absolument irréductible, de totalement singulier. A une époque, quand j’étais plus sûr de moi, je rapprochais plus l’exercice de la bande dessinée d’une certaine forme de théâtre. Ce n’est peut-être finalement pas faux. Je suis allé voir, dernièrement, deux pièces de Labiche, et pour moi il y a vraiment un lien. La danse, aussi ; j’essaie d’aller voir pas mal de spectacles, la danse me stimule plus que les films. Mais en fin de compte, c’est peut-être de la littérature que la bande dessinée est le plus proche, pour la manière dont on ordonne le récit, sur du papier. J’ai travaillé sur le storyboard d’un film d’animation, Peur du Noir, et je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout la même manière de penser. Ca m’a d’ailleurs pas mal décontenancé, au début. L’occasion s’est présentée, j’ai accepté, mais c’était beaucoup plus dur que je ne l’imaginais ; penser à la manière dont vont bouger les personnages, dans quel sens, le rythme, tout ça n’a strictement rien à voir avec la bande dessinée. La BD est beaucoup plus elliptique, quand le cinéma est très explicatif, il donne moins de place au flou, au non-dit -il y a un côté tonitruant au cinéma.
Tu as aussi beaucoup illustré la musique, le jazz notamment. Trouves-tu un lien entre l’esthétique du jazz et celle que tu développes ?
Non, si ce n’est, et c’est quelque chose qui s’est émoussé aussi, le goût de la liberté, de l’échappée, ne pas reproduire les mêmes formes. Ce qui me plait dans le jazz, c’est qu’ils ne font jamais le même morceau de la même manière. L’inverse des chanteurs de variété. Mais dans l’esthétique à proprement dit, je me suis heurté à ce problème. Je ne suis pas tout à fait satisfait de ce que j’ai pu faire dans ce domaine, d’ailleurs. D’abord parce que la figure de Crumb écrase tout, j’y ai beaucoup pensé ; lui a un tel amour, qu’en comparaison tu ne peux avoir l’air que d’aimer moins. Mais ce qui m’a beaucoup plu, c’est de dessiner des noirs, en sortant des clichés de la BD. Dans Total Jazz, j’ai voulu les dessiner comme des vrais personnages, pas comme des stéréotypes -stéréotypes qui perdurent, d’ailleurs. J’ai dessiné des gens : des brutaux, des faibles, des intelligents, des cons, des vieux, des jeunes… J’avais l’impression de faire quelque chose… d’utile. C’est débile, mais j’ai pensé à ça en le faisant.
Comment Donjon s’articule-t-il avec tes autres œuvres plus personnelles ?
J’ai été simplement acteur. J’ai joué la pièce d’autres. J’interprétais. J’avais un découpage succinct, que Lewis Trondheim m’avait envoyé, j’ai fait quelques petits aménagements, mais sinon j’ai respecté les textes à la virgule près. Mais à l’intérieur des cases et des cadres, j’avais une liberté totale. Donjon a été un répit. J’étais fatigué par moi-même, j’en avais plein le dos de moi, de Vitesse Moderne, j’avais besoin de partir en vacances. Et j’avais un rêve, que je n’ai d’ailleurs pas abandonné : faire une BD animalière. Donjon était idéal pour ça, j’avais l’impression de faire une histoire de Picsou…
Que peux-tu nous dire de La Beauté ?
Mon premier dessin a été publié il y a 20 ans, en mars 1988 dans Fluide Glacial. Et c’est vingt ans, c’était rien. En vingt ans, j’ai eu l’impression de n’avoir rien fait, rien dit, de n’avoir que marmonner, balbutier. Pour La Beauté, je suis parti sur une série de dessin, je suis parti sabre au clair, fleur au fusil. Je n’avais pas l’impression que j’allais changer le cours de l’histoire, mais j’avais l’impression que j’allais trouver des réponses, pour par ce travail. J’ai fait 90 dessins, j’ai fini le livre ; et j’ai l’impression que les choses n’apparaissent que maintenant. Rien n’est jamais accompli. On achève les choses, mais on ne les accomplit pas. On essaie simplement de se satisfaire, d’une manière presque enfantine.
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