A travers un dialogue vif, l’artiste Mounir Fatmi et l’auteur Ariel Kyrou interrogent la notion ambivalente de blasphème dans l’histoire contemporaine.
Célèbre tableau de René Magritte, La Trahison des images (1928) représente une pipe, accompagnée de la légende “ceci n’est pas une pipe”. Le clin d’œil de leur livre Ceci n’est pas un blasphème – La Trahison des images… à cette toile majeure signifie combien Mounir Fatmi et Ariel Kyrou s’inscrivent dans une longue histoire sans cesse reconfigurée : la réflexion sur le sens de la représentation, ses ambivalences et malentendus toujours possibles.
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Depuis quelques décennies, la notion de blasphème a été imposée dans l’espace public par ceux qui se disent victimes des hérétiques : ces mécréants osant épingler l’objet de leur adoration aveugle. Les 7 et 9 janvier 2015 ont “rendu plus intense” cette régression culturelle. Comme les auteurs le rappellent, nous vivons à l’âge du “pas touche au prophète”, du “pas touche à la Bible”, du “pas touche au drapeau”, du “pas touche aux marques”…
Sacralisation de fétiches
Tout l’enjeu de la discussion entre Mounir Fatmi, artiste plasticien marocain, et Ariel Kyrou, spécialiste des avant-gardes artistiques et des cultures numériques, tend à saisir le sens caché et fâcheux de cette sacralisation de fétiches. Le protocole du dialogue fait écho à celui de deux autres auteurs, Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, dans leur petit livre Prendre dates – Paris, 6 janvier- 14 janvier 2015 (Verdier), plongés dans une réflexion inquiète autour des événements du début de l’année. Comme si, de manière symptomatique, seule la forme conversationnelle pouvait s’ajuster à la sidération du moment.
Ici, le dialogue a débuté dès octobre 2012, au moment où Mounir Fatmi dut retirer lors du Printemps de septembre, à Toulouse, son installation vidéo Technologia (une projection de versets du Coran au sol) sous la pression d’individus qui jugeaient son œuvre blasphématoire, juste avant qu’une autre de ses pièces – Sleep, mettant en scène l’écrivain Salman Rushdie – soit refusée par l’Institut du monde arabe.
Circulant avec précision dans les méandres de l’histoire de l’art et des scandales récents (Marcel Duchamp, Andres Serrano, Paul McCarthy, Larry Clark, Rodrigo Garcia…), les auteurs soulignent que le blasphème ne naît qu’à partir du moment où une œuvre, “qui joue avec les codes, valeurs et référents de son temps […] entre dans l’espace public”. C’est au nom de ce principe que Mounir Fatmi a décidé de retirer son œuvre, parce que les conditions de sa réception avaient été rendues impossibles. “L’espace public, puisqu’il appartient à tous, suppose une négociation dès qu’il y a crise”, estime-t-il.
Bigots aux mille visages
Pour autant, il n’y avait pas de blasphème car une œuvre n’est jamais blasphématoire en tant que telle, de “façon objective” : “ce sont les publics, souvent en désaccord les uns avec les autres, qui la jugent blasphématoire”. Cette disqualification tient toujours à un moment historique précis, au contexte dans lequel se trouve celui qui découvre l’œuvre. “Une même image, d’il y a cinq siècles ou d’aujourd’hui, change de dimension pour celui qui regarde, selon sa culture, son époque…”, observe Ariel Kyrou.
Démontant avec lucidité les logiques argumentaires abusives des bigots aux mille visages (religieux, hypercapitalistes, identitaires, etc.), Ceci n’est pas un blasphème… tient rigoureusement sa promesse : son éloge assumé de la subversion et de la critique échappe à la catégorie de blasphème, puisque “c’est l’autre qui reçoit nos images et nos messages qui le crée”.
Ceci n’est pas un blasphème – La trahison des images, des caricatures de Mahomet à l’hypercapitalisme de Mounir Fatmi et Ariel Kyrou (Inculte/Dernière Marge), 368 pages, 19 €
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