Les médias traversent une crise de légitimité qu’eux-mêmes ont reconnue suite au Brexit et à la victoire de Trump. Impasses du fact-checking, déconnexion de la réalité, mais aussi gestion autoritaire des grands patrons, comme Vincent Bolloré sacrifiant I-Télé et sacralisant Cyril Hanouna… De l’audiovisuel à la presse écrite, les médias espèrent une voie de salut.
Mises à part sept semaines de grève à l’ORTF en 1968, jamais l’audiovisuel français n’avait connu un aussi long conflit social : trente jours de grève à I-Télé, entre le 17 octobre et le 16 novembre. Trente et un jours pour protester, en vain, contre l’arrivée à l’antenne de Jean-Marc Morandini mis en examen pour corruption de mineur, mais aussi, et surtout, réclamer des gages d’indépendance pour la rédaction. Or, pour sauver Morandini et au passage sa fierté de patron intransigeant, Vincent Bolloré était prêt à tout, y compris au sacrifice d’une chaîne d’info qu’il rêve de transformer en chaîne de pur divertissement avec un vernis journalistique minimaliste. La rigidité du patron – pour ne pas dire le mépris et la désinvolture –, aura eu raison des émois légitimes d’une rédaction en colère, dépitée, dont les deux tiers sont aujourd’hui sur le carreau.
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La stratégie de Bolloré suscite dégoût ou incompréhension
Jour après jour, la stratégie de Vincent Bolloré – à la tête de Canal+ depuis l’été 2015 – suscite, outre le dégoût auprès de ceux qui en paient les pots cassés, l’incompréhension parmi les observateurs avisés de la jungle des médias. Bolloré donne l’impression d’improviser sans cesse, de se contredire, d’avancer à tâtons, plus fébrilement que souverainement, en faisant mine de savoir ce qu’il veut. La seule chose dont on soit sûr, c’est qu’il veut imposer sa volonté, et sans que personne n’y trouve rien à redire (d’où, par exemple, la réclamation de 50 millions d’euros à France 2 pour avoir diffusé son portrait critique dans l’émission Complément d’enquête).
Analyser aujourd’hui la stratégie de Bolloré dans les médias convoque l’expertise des familiers du business pur et dur, plutôt que celle des curieux des contenus éditoriaux (dont l’intensité suprême se situe, pour l’industriel, au niveau de l’émission de Cyril Hanouna, sinistre phare de la régression culturelle).
Au jeu du je-n’y-connais-rien-mais-je-m’en-fous-tant-que-mes-actions-montent, Bolloré semble perdant sur de nombreux points : ayant sous-estimé l’arrivée d’opérateurs comme SFR sur le marché des droits sportifs, il perd des diffusions (la Premier League…) ; sa volonté de réduire l’exposition des émissions en clair de Canal+ (sur laquelle il est revenu, faute de cohérence) a fait chuter les audiences d’une chaîne désertée par son public historique ; en laissant partir Yann Barthès sur TMC – où l’animateur a lancé, en septembre, Quotidien, version rallongée de son ex-Petit Journal –, Bolloré a contribué malgré lui à la relance d’une chaîne de la TNT (appartenant à TF1) devenue la 5e chaîne nationale en terme d’audience, au même niveau que C8 (et même devant parfois).
Si le président de Vivendi a la réputation d’un cost-killer échevelé, sa vista en termes de stratégie de programmes est simplement disqualifiée à l’épreuve de la (télé) réalité. Dans ce marasme programmatique, sauvé par quelques rares docus et séries, Le Gros Journal, quotidienne de Mouloud Achour, se distingue avec éclat. La curiosité et l’empathie dénuée de tout cynisme de l’animateur pour ses invités variés (entretien rare avec l’artiste Tino Sehgal) sont ce qui se fait de mieux et de plus sincère sur Canal+ aujourd’hui.
La concurrence des petites chaînes s’est accentuée
La chaîne à péage n’est pas la seule à avoir subi une saignée de ses audiences parmi les chaînes historiques. Le passage, en avril, des vingt-cinq chaînes nationales gratuites de la TNT au tout-HD a eu des effets sur toutes les autres, et la concurrence des petites chaînes, désormais accessibles partout en haute définition, s’est accentuée. A France Télévisions, le chantier principal fut le lancement, en septembre, de France Info, la chaîne d’actualité en continu qui tente avec de modestes moyens d’imposer une musique journalistique un peu décalée par rapport au rouleau compresseur de la BFMisation de la vie politique.
Sur France 2, l’émission culturelle animée par Léa Salamé, Stupéfiant !, reste la meilleure nouveauté de l’année : où enfin un magazine s’intéresse à la vie artistique sous tous ses plis (entrevue unique avec Maurizio Cattelan). Sur les ondes radiophoniques, outre le carton historique de France Inter, la réapparition d’Edouard Baer dans Plus près de toi, le matin sur Radio Nova, est une délicieuse et déjantée surprise.
Le sort de la presse en question
Les déboires d’I-Télé auront eu le mérite d’éclairer frontalement un enjeu qui déborde le cadre de la gestion d’un groupe par un chef d’empire en déroute : par exemple le sort de la presse et ses dérives sourdes – que les journalistes de Mediapart Laurent Mauduit (Main basse sur l’information) et ex de L’Obs Aude Lancelin (Le Monde libre) dénoncent dans leurs pamphlets –, la concentration historique des journaux entre les mains de quelques milliardaires, le journalisme de connivence…
Mais plus encore que ces critiques déjà connues sur les libertés menacées des journalistes ou sur les conformismes éditoriaux de plus en plus appuyés, l’année 2016 aura été celle d’un pur procès à charge des impasses médiatiques. Et ironie suprême, ce procès provenait souvent de l’intérieur même des médias prompts comme jamais à une sorte d’autocritique féroce qui avait surtout un parfum de plainte mélancolique. “A quoi servons-nous ?”, “Pourquoi sommes-nous à ce point rejetés ?”, semblaient se demander des journalistes après le Brexit et surtout après la victoire de Donald Trump, moment de catharsis inédit dans la médiasphère, ajustée à la critique des élites en général. Entre-soi aveuglant, déconnexion de la réalité… : les médias en prennent pour leur grade, accusés de quasi-incompétence dans leur fonction d’analyse du monde, comme si leur mauvais état financier (plans sociaux à tout-va dans les journaux…) ne suffisait pas à leur peine déjà lourde. Salué depuis quelques années comme un progrès du débat démocratique, le fact-checking aurait-il atteint sa limite ?
Si le succès de Trump fut en partie conditionné par la télé elle-même (en en faisant le sujet d’un spectacle continu), si comme le suggère Frédéric Lordon dans Le Monde diplomatique, les médias sont fautifs de ne pas avoir vu venir cette victoire et surtout d’avoir “contribué à la produire”, il reste absurde de faire porter aux médias la responsabilité entière de la droitisation du monde, phénomène qui les dépasse et les absorbe plus qu’il n’en procède. De la prolifération du commentaire journalistique sur la “postvérité” aux funérailles d’un “journalisme postpolitique”, 2016 aura oscillé entre une plainte et un deuil. C’est dans cet entre-deux sombre et incertain que le paysage médiatique est invité à se transformer, sinon à se sauver.
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