Bois brut, briques apparentes, mobilier blanc… De Brooklyn à Séoul, les décos épurées et impersonnelles envahissent les cafés, Airbnb ou encore Instagram, mais pourquoi sont-elles toutes pareilles ? Bienvenue dans l’“AirSpace”, où l’on ne remarque même plus qu’on a changé de lieu ou de pays.
« Comment la Silicon Valley diffuse la même esthétique stérile à travers le monde? » C’est la question que se pose Kyle Chayka dans Welcome to AirSpace, un article publié sur le site américain The Verge.
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Il relate d’abord le constat simple d’une personne qui voyage beaucoup : « Igor Schwarzmann est le cofondateur d’une entreprise de consulting stratégique basée à Berlin. Amené à voyager aux quatre coins de la planète, il se sert de l’application Foursquare pendant ses voyages afin d’obtenir des recommandations pour savoir où aller manger ou boire un verre. A chaque fois qu’il atterrit dans une nouvelle ville, l’application dresse une liste de recommandations sur les restaurants, les bars et les lieux de sorties à l’aide d’un algorithme augmenté pour les réseaux sociaux. Ensuite, il n’a plus qu’à se rendre au café suggéré par l’app le plus proche. Mais au fil des années, il a remarqué quelque chose d’étrange. Les cafés suggérés par Foursquare sont tous les mêmes. Que ce soit à Odessa, Pékin, Los Angeles ou Séoul : les mêmes tables en bois brut, briques apparentes et suspensions à ampoules Edison.”
Pourtant, ces cafés ne font pas partie de chaînes comme Starbucks ou Costa Coffee au design standardisé. C’est de leur propre chef qu’ils ont choisi d’adopter la même “fausse esthétique artisanale”. Selon ce chef d’entreprise, les plateformes digitales comme Foursquare produisent une « harmonisation des goûts » à travers le monde “qui donne l’impression d’aller au même endroit encore et encore”.
Le phénomène de l' »AirSpace«
Selon cet article, si les réseaux sociaux modèlent nos interactions sur le web, ils modèlent aussi la réalité, influençant les endroits où nous allons et notre façon de nous comporter dans des espaces qui jusqu’ici n’avaient rien de digital. Par exemple, « Waze fait passer les automobilistes par des quartiers tranquilles de LA où jusque là peu de gens allaient, Airbnb parachute des troupeaux d’étudiants dans des immeubles résidentiels et Instagram diffuse dans la réalité des comportements qui s’apparentent à des mèmes« .
Un phénomène appelé « AirSpace » par l’auteur de l’article, qui correspond à une géographie recréée par la technologie, qui « redessine la réalité de manière physique en influençant les endroits où nous nous rendons« .
Tous ces endroits ont les mêmes caractéristiques, symboles de confort et de qualité : « Un mobilier minimaliste, de la bière artisanale, des toasts à l’avocat, du bois de récupération, des éclairages industriels, des expressos et du wi-fi rapide« .
Basic but beautiful. #avocadotoast #EEEEEATS ????: @frommybowl
Une photo publiée par Avocado Toast (@avocadotoast) le 22 Août 2016 à 6h22 PDT
Cette uniformisation, due aux entreprises de la Silicon Valley, permet de ne même plus remarquer qu’on change d’endroit ou de pays. Il serait donc possible de voyager dans le monde entier sans quitter l’AirSpace, la nouvelle maison de nomades digitaux qui passent de capitale en capitale à coups d’Airbnb.
« Les grandes villes deviennent de plus en plus similaires, ce que l’anthropologue Marc Augé avait défini en 1992 comme étant des ‘non-lieux’, interchangeables et vides. Dans chaque ville du monde on peut désormais avoir le même café avec un joli ‘latte art’ et l’instagrammer sur un comptoir en marbre pour diffuser encore plus cette esthétique.”
Une photo publiée par Amelie Café & Pastelería (@amelie_mcbo) le 9 Juil. 2016 à 5h09 PDT
Airbnb : Un cas d’école
D’après The Verge, Airbnb permet au gens de voyager sans jamais quitter l’ »AirSpace« . Aujourd’hui la plateforme communautaire créée en 2008 compte plus de 2 millions de logements disséminés dans plus de 190 pays. C’est en 2012 que Airbnb devient le « house-porn », (en référence au food-porn) que l’on connaît aujourd’hui, « avec des images d’intérieurs en haute résolution qu’on pourrait croire tout droit sorties d’un magazine de décoration« . A partir de ce moment, Airbnb n’est plus une alternative pratique à l’hôtel mais un endroit ou les gens voudraient vivre en permanence, « un magazine de lifestyle interactif« .
Une photo publiée par HomeAdore (@homeadore) le 22 Août 2016 à 5h31 PDT
Pourtant, Airbnb qui se targue de procurer une expérience authentique, propose autour du monde des appartements totalement similaires à des gens issus du même milieu. En 2011, la designer Laurel Schwulst souhaite s’inspirer de logements loués sur Airbnb pour décorer son propre appartement mais elle se rend vite compte qu’ils se ressemblent tous. Elle poste le fruit de ses recherches sur le Tumblr Modern Life Space. Pour elle, ces logements sont « une sorte d’extension des showrooms Ikea« . « Les gens veulent de l’authenticité couplée à des choses très génériques« , précise-t-elle.
Comme pour les cafés, sur Airbnb, les gens font des choix de décoration de leur propre gré. Pour The Verge, il s’agit d’endroits génériques cachés par des façades uniques : « Des murs clairs, du bois brut, des tapis à motifs sur des sols dépouillés, des étagères ouvertes, le style scandinave neutre« . Une décoration définie par Natascha Folens, décoratrice d’intérieur et consultante pour Airbnb, comme « industrielle et milieu de siècle (…) sans que ça ait l’air encombré et vieux« . Les bureaux de la compagnie inspirés par différents appartements à louer sur le site sont plusieurs endroits réunis en un seul : la définition même de l’ »AirSpace« .
La ressemblance mondialisée par les start-up
L’article présente ensuite Roam, « une start-up de co-living international » qui permet aux « roamers » de se déplacer entre des résidences présentes dans plusieurs pays pour un loyer de 2 000 euros par mois, soit 500 euros par semaine. « Les résidences ont toutes la même structure, même si les propriétés varient selon les endroits : Une cuisine partagée, des chambres privées de tailles égales et des salles de bains privées. Les parties communes contiennent des espaces de coworking très jolis qui permettent de faire du réseautage haut-de-gamme » explique le fondateur de la start-up, Bruno Haid.
« Roam permet de cuisiner dans la même cuisine, s’asseoir dans la même chaise et sous la même lumière partout dans le monde. Ils parient que les gens préfèrent cette expérience plutôt que de construire leurs propres espaces uniques » affirme le journaliste.
Une photo publiée par Preston Baker Lettings (@prestonbakerlettings) le 22 Août 2016 à 8h39 PDT
Les utilisateurs demandent donc une « définition de la beauté homogène« , une pratique qui donne un sentiment familier à l’étranger, au détriment du local. Pour Bruno Haid, la localité doit se traduire par « des endroits assez spécifiques pour être intéressants et assez génériques pour convenir au plus grand nombre« . Un endroit où « les gens sont toujours, et jamais, chez eux » avait prédit Marc Augé.
L’AirSpace contre la différence
Avec Internet, les réseaux sociaux et les applications qui touchent une très forte audience, les gens interagissent tous avec le même espace, « qui leur apprend à voir, ressentir et désirer la même chose« . Cette grille de lecture commune est à l’origine de l’ »AirSpace« , car selon l’article, la mondialisation des goûts tend à une diminution de la diversité esthétique.
Un genre de gentrification qui uniformise les centres-villes et les rend interchangeables, segmentant ainsi le monde en deux parties selon Eugenia Paulicelli et Hazel Clark, auteures de The Fabric of Cultures : Fashion, Identity, and Globalisation. Selon elles, cette gentrification esthétique sépare le monde fashion de celui qui ne l’est pas. « Une sorte d’isolationnisme du style (…) où l' »AirSpace » limite les expériences différentes, rassurant une classe de gens particulière, définie comme étant la norme, alors qu’il s’agit le plus souvent d’hommes blancs et privilégiés qui voyagent beaucoup« .
Cette dépersonnalisation poussée à l’extrême n’invite donc pas au contact humain hors de la sphère de l' »AirSpace« , rejetant ainsi le contact et l’échange avec des lieux et des personnes inscrites dans un espace géographique et social singulier.
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