Depuis le début du confinement, étudiant·es et chercheur·euses privé·es de bibliothèques partagent leurs ressources documentaires sur le groupe Facebook “Bibliothèque solidaire du confinement”. Avec 60 000 membres, celui-ci est devenu un véritable “réseau social de chercheurs”.
Exit les journées passées à la bibliothèque, toujours au même poste, entouré de piles d’ouvrages et de gobelets vides. So long, le plaisir de parcourir prestement ses allées silencieuses à la recherche DU livre qu’il vous faut pour terminer la sous-sous-partie de votre mémoire de master, avec l’assurance de le trouver juste à sa place. La fermeture des bibliothèques, consécutive à l’annonce de l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes par Emmanuel Macron, le 12 mars, a laissé nombre d’étudiant·es, de doctorant·es et de chercheur·euses sur le carreau. Mais tel un fleuve irrépressible qui déborde de son lit, le savoir trouve toujours un chemin. Et, depuis le début du confinement, celui-ci a un nom : Bibliothèque solidaire du confinement.
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“En 48 h on était déjà des milliers”
Créé dans les jours qui ont suivi l’annonce du confinement par Eugène Ascifer (un pseudonyme), en première année de doctorat en archéologie, ce groupe Facebook a connu en quelques jours un succès fulgurant. “En 48 h on était déjà des milliers, et en une semaine, on a franchi les 10 000 membres”, nous explique Eugène, qui avait repéré le hashtag #BiblioSolidaire sur Twitter. A l’heure où nous écrivons, sa jauge frôle les 60 000 membres, dont des bibliothèques (pour de vrai), et même la BNF (la consécration).
INFO | #BiblioSolidaire
Des initiatives fleurissent pour former des espaces de partage des bibliothèques personnelles 📚 Découvrez le groupe public "La Bibliothèque Solidaire du confinement" sur Facebook > https://t.co/EEfnzozP5V. #ConfinementLecture cc @Paris_Dauphine— BU de l'Université Paris Dauphine – PSL (@BU_DAUPHINE) March 19, 2020
Le principe est simple : en l’absence d’accessibilité aux ressources documentaires – même sur Cairn, où tout n’est pas disponible -, étudiant·es et chercheur·euses (en sciences humaines surtout) mettent en commun leur bibliothèque personnelle, et s’entraident en s’échangeant les références demandées en format numérique.
https://twitter.com/EuanWall/status/1239556789357744128
“Quand les bibliothèques ont fermé, je ne pouvais ni faire ma thèse, car je suis dans un milieu de recherche qui est très peu documenté en ligne, ni préparer mes séances de TD. Tous mes étudiants étaient également privés de documentation scientifique pour faire leurs exposés. J’ai vu sur Twitter des gens demander des livres avec le hashtag #bibliosolidaire. Et j’ai créé ce groupe Facebook pour regrouper ces demandes, et garder de manière plus pérenne les références échangées”, nous explique Eugène.
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Une vaste agora universitaire
Désormais, le groupe commence à être une machine bien huilée. Le jeune doctorant a demandé à des connaissances et à des membres pionniers de lui prêter main-forte pour l’administrer. Il y a donc dix administrateur·ices et modérateur·ices, qui tentent de mettre de l’ordre dans ces rayons virtuels. “Le nombre de membres a augmenté bien plus vite que ce qu’on imaginait ! On a donc conçu le groupe en même temps qu’il évoluait”, raconte Antonin, un ami de L3 d’Eugène, thésard en histoire contemporaine, qui a rejoint rapidement la team admin.
Désormais, pour être admis dans le groupe, il faut s’engager à “catégoriser ses posts, avec les catégories proposées dans le groupe et des hashtags”. Une condition d’admission pragmatique pour s’y retrouver, alors que le nombre de requêtes par jour a culminé à 700, et s’est maintenant stabilisé à 250 à 300 en moyenne. On peut donc effectuer ses recherches par catégorie (par exemple : sociologie) et par hashtag (par exemple : #Bourdieu).
En grossissant, la bibliothèque solidaire du confinement est ainsi devenue, davantage qu’un simple centre de documentation virtuel, une vaste agora universitaire. “Quand on cherche un livre, on a de grandes chances de trouver par ricochet des références qu’on ne connaissait pas, mais qui s’avèrent très utiles, se réjouit Eugène. Non seulement on trouve rapidement le livre qu’on cherche, mais en plus, les gens se conseillent d’autres références, et cela donne souvent des échanges fructueux.”
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“Pour des gens qui doivent rendre des mémoires ou des thèses en mai, c’est idéal”
Camille Lesouef peut en témoigner. Confinée à Caen, en pleine rédaction de sa thèse d’histoire de l’art sur “l’art des jardins en France de 1890 à 1914”, elle a tenté sa chance en demandant sur le groupe les pages précises d’un livre qu’elle voulait consulter pour finir une sous-partie. Bingo. “Une prof de littérature comparée grenobloise m’a répondu, témoigne Camille. Il s’avère qu’elle a fait sa thèse sur la représentation du jardin dans la littérature symbolique, donc elle a un peu la même bibliothèque que moi. Elle m’a scanné le texte dans la journée, et m’a envoyé en bonus un article qu’elle avait rédigé sur le sujet !”
Les anecdotes de ce type pullulent sur le groupe. Serge, qui rédige un mémoire sur les symboles anticapitalistes dans la mode, est ainsi “tombé sur un livre introuvable”, Culture et matérialisme, de Raymond Williams, après avoir déposé une requête. “C’était ma seule chance de me le procurer, et il se trouve que quelqu’un l’avait”, se félicite-t-il. A croire que le rêve d’une “Fondation” chargée de rassembler toutes les connaissances humaines avant l’effondrement, fait par Isaac Asimov dans son cycle de science-fiction très connu, a pris forme à la faveur de la crise sanitaire.
Bien sûr, #BiblioSolidaire est un succédané qui n’égale pas la consultation feuilletée, ni “le goût de l’archive” cher à Arlette Farge. Mais “pour des gens qui doivent rendre des mémoires ou des thèses en mai, c’est idéal, constate Ophélie Jouan, historienne de l’art qui participe régulièrement à la débrouillardise organisée du groupe. Je suis stupéfaite par l’effort et l’engouement que ce groupe suscite. Pour les livres, même de la part des institutions, on ne pouvait pas espérer une réponse aussi efficace, aussi rapidement.”
“C’est de la débrouille, mais c’est complètement illégal”
Comme toute entreprise un peu industrieuse qui prend de l’ampleur sur Internet, le groupe est cependant soumis aux aléas habituels de cet environnement. Des trolls d’extrême droite, passablement hermétiques aux sujets de thèses portant sur les gender studies, auraient ainsi été signalés, et bannis. Mais l’épée de Damoclès qui est suspendue au-dessus du groupe concerne surtout le droit d’auteur.
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En effet, si l’esprit qui anime la Bibliothèque solidaire est louable, ses pratiques flirtent parfois avec l’illégalité. Pour être admis dans le groupe, il faut bien s’engager à “ne poster directement sur le groupe aucun document dont vous n’êtes pas l’auteur”. Les échanges se font donc prioritairement en message privé, pour déjouer la censure de Facebook. Mais en coulisses, ce sont des livres entiers, scannés ou en ebook, qui s’échangent sans que les auteur·trices ni les maisons d’édition n’y puissent rien. “C’est de la débrouille et on comprend les personnes qui ont besoin de références en ce moment. Mais dans ces conditions les auteurs ne sont pas payés. Quand on emprunte un livre à la bibliothèque ce n’est pas la même chose, celle-ci contribue au droit de copie, et tout le monde est content, alors que là, c’est pirate”, constate ainsi Julia Lamotte, chargée d’édition chez B42.
Les admins du groupe #facebook #BiblioSolidaire qui me bloquent 1 journée parce que je leur rere(re)demandent de faire quelque chose pour les qlqs posts partageant des centaines d'epub et pdf de romans d'auteurs contemporains en complète contradiction avec le but de leur projet.. pic.twitter.com/Lfs21Q0heF
— Alain Marois :: DonQuichiOSttIST (@amarois) March 30, 2020
Les usagers sont bien conscients des failles du système D auquel ils ont recours, mais ils se font une raison. A circonstances exceptionnelles, pratiques exceptionnelles. “Si on faisait comme si ce groupe n’existait pas, on n’aurait simplement pas accès aux ressources. On n’a pas d’autre choix. Et de toute façon, je pense que ça se fait couramment en temps normal dans des cercles plus fermés”, estime ainsi Serge. “Je vois plutôt ça comme une forme d’entraide, abonde l’historienne Ophélie Jouan. Pour avoir écrit et publié un livre, ça ne me dérangerait pas d’en prendre des photos et de les envoyer. Tant que toutes ces données ne sont pas thésaurisées, je n’y vois pas d’inconvénient. Nous sommes dans une situation d’urgence, et ce groupe est un palliatif.”
“Ils ont tué le game”
Eugène Ascifer note que “plusieurs maisons d’édition mettent à disposition des ebook” en cette période de claustration. “On ne veut cependant pas devenir une base de données”, ajoute-t-il. Après le confinement, l’avenir du groupe sera décidé de manière démocratique, par proposition de plusieurs alternatives à la communauté. “En termes d’échanges d’ouvrages récents, il n’y a pas de raisons de continuer, car c’est un problème d’accès dans l’immédiat. Mais ce serait dommage de perdre ce lieu d’échange”, estime toutefois Eugène. Ophélie Jouan est aussi de cet avis : “Ils ont tué le game. C’est un vrai réseau social pour chercheurs.”
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