BHL a joué les intermédiaires entre l’opposition libyenne et Sarkozy, et Juppé s’est retrouvé “kouchnérisé”. Le grand n’importe quoi diplomatique continue.
« Ecoute, je peux t’amener à Paris le Massoud libyen, l’homme qui a libéré l’Est de la Libye ! » Vendredi 4 mars, devant l’hôtel Tibesti à Benghazi, Bernard-Henri Lévy, envoyé spécial du Journal du dimanche et du Point, s’adresse par téléphone satellite à un mystérieux interlocuteur parisien. Le ton est exalté et plein de promesses.
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Dépoitraillé comme à son habitude, Ray-Ban sur le nez, accompagné du fidèle Gilles Hertzog, l’écrivain visite depuis plusieurs jours les villes insurgées. A Benghazi, il tient salon : dans le hall de l’hôtel, on le voit s’entretenir avec des responsables militaires ralliés à la révolution ; au dîner, il picore quelques informations auprès de reporters rentrés du front.
Grâce à son légendaire entregent, BHL réussit là où des centaines de journalistes étrangers ont échoué : il rencontre les représentants de l’insurrection, assiste à une réunion du tout nouveau Conseil national de transition et – exercice insolite dans le cadre d’un « grand reportage » – y prend la parole ! « Le Massoud libyen »… Métaphore à l’emporte-pièce, raccourci historique : sur le coup, la formule fait seulement sourire ceux qui la prennent au vol. Personne ne se doute, ce soir-là, que BHL parle à Nicolas Sarkozy. Et qu’ensemble, ils préparent l’un de ces coups d’éclat irraisonnés qui, depuis quatre ans, plongent la diplomatie française et ses observateurs dans l’embarras et la consternation.
« C’est un acte politique majeur, ne passe pas à côté »
Une semaine plus tard, le 10 mars, Nicolas Sarkozy reçoit à Paris Mahmoud Jibril et Ali Essaoui. Les deux hommes sont chargés des relations internationales au sein de l’insurrection libyenne. Au pas de charge, l’artisan de la rencontre traverse la cour de l’Elysée : Bernard-Henri Lévy assiste à l’entretien, aux côtés des Libyens.
A l’autre bout de la table, Henri Guaino ronge son frein : « Ce petit con prétentieux qui n’aime pas la France » et qui l’avait traitée de « raciste » en 2007 après la rédaction du discours de Dakar. Mais il a embobiné le président : « C’est un acte politique majeur, ne passe pas à côté ! »
Jean-David Levitte, conseiller diplomatique, et Nicolas Gallet conseiller pour l’Afrique et le Moyen-Orient prennent des notes. Alain Juppé a été informé de la réunion, mais pas invité. Le ministre des Affaires étrangères rencontre pour la première fois ses homologues européens à Bruxelles, pour préparer le conseil du lendemain, au cours duquel les 27 doivent adopter une position commune sur la Libye.
Peu après, les émissaires libyens sortent sur le perron de l’Elysée et annoncent la nouvelle : « La France vient de reconnaître le Conseil de Benghazi comme représentant légitime du peuple libyen. » Un échange d’ambassadeurs est prévu. Ni Levitte, ni Gallet n’ont été consultés. Ni sur le fond, ni sur la forme :
« Une délégation étrangère annonçant une décision de l’Elysée ? C’est du jamais vu ! », commente un diplomate.
A Bruxelles, Alain Juppé tombe des nues. Il est en pleine réunion avec le chef de la diplomatie allemande : « Son visage se décomposait au fur et à mesure que les dépêches lui parvenaient », raconte un témoin. Deuxième coup de poignard : à la sortie de l’Elysée, BHL s’improvise porte-parole. Selon lui, le président est favorable à des frappes ciblées contre les forces de Kadhafi, l’écrivain précise trois cibles prioritaires, les mêmes raids aériens qu’il appelait de ses voeux dans son « grand reportage » paru dans le JDD. BHL, porte-parole et conseiller stratégique.
Pour son retour sur la scène diplomatique, Juppé est servi
Dans les capitales occidentales, ce nouveau solo de l’Elysée provoque un tollé. Berlin refuse d’être « aspiré dans une guerre en Afrique du Nord ». Des chancelleries dénoncent « l’aventurisme de la France ». Jean Asselborn, le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg a, quant à lui, mis en garde contre tout « geste théâtral ».
« Aucune réflexion, aucune explication stratégique n’ont été formulées pour justifier ces décisions », se désole François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique. « Reconnaître le Conseil national libyen comme on reconnaîtrait un Etat est une aberration. Cela ne peut qu’entériner la division du pays. »
Une partition que refusent formellement les insurgés de l’Est. « Par contre, une telle décision fait le jeu de Kadhafi qui apparaît soudain comme le gardien de l’unité nationale. » Quant aux bombardements de bases aériennes, elles ne suffiront pas à stopper la contre-offensive du régime, principalement terrestre. « Ce qui fait mal à l’insurrection, c’est surtout l’entrée en scène de la flotte. A Brega et Ben Jawad, les insurgés ont surtout été bombardés depuis la mer », précise le chercheur.
Pour son retour sur la scène diplomatique européenne, Alain Juppé est servi. Lui qui avait accepté le poste contre la promesse que l’action du Quai d’Orsay ne serait plus court-circuitée par l’Elysée, lui qui avait obtenu la mise à l’écart de Claude Guéant et exigé la fin de la diplomatie parallèle, le « numéro 2 » du gouvernement se mure dans le silence face aux interrogations de ses collègues européens.
Atterré par ce qui vient de se jouer à Paris, il ne cherche même pas à éteindre l’incendie. Le Conseil européen de vendredi s’en chargera. Pas question pour l’instant d’envisager une action militaire. L’initiative sarkoziste n’est soutenue que par le Britannique David Cameron.
Le Conseil national de transition libyen, dont on ne sait pas pour l’instant s’il représente les seuls insurgés de l’Est, ceux de l’Ouest ou la majorité de la population, est reconnu comme un interlocuteur politique légitime, mais pas le seul. Dimanche soir, Henri Guaino a beau affirmer sur RTL que le Conseil européen avait repris dans ses grandes lignes le projet français, l’électron libre Sarkozy a été recadré.
En voyant arriver Juppé, les fonctionnaires du Quai d’Orsay avaient un peu d’espoir
Au Quai d’Orsay, seul le ministre semble étonné.
« Cela fait quatre ans que cela dure, soupire un diplomate. Rien n’est planifié, rien n’est concerté. C’est la politique de la pétaudière. Impossible de travailler dans ces conditions. »
En voyant revenir Juppé, les fonctionnaires du Quai avaient un peu d’espoir. Après l’embarrassant Douste-Blazy, l’alibi Kouchner et Alliot-Marie – « le vide absolu de la pensée » selon un haut fonctionnaire -, le maire de Bordeaux pouvait réhabiliter notre diplomatie : « Il connaît les dossiers, sa réflexion est structurée, il a une vision sur l’intégration européenne, la politique vis-à-vis des pays émergents, l’Afrique. » Un diplomate :
« Personne ne conteste le droit du président à s’entourer de conseillers extérieurs au Quai, d’intellectuels. Au contraire ! L’expertise de BHL sur la Libye laisse perplexe, trois jours à Benghazi n’en font pas un spécialiste. Mais son voyage pouvait en effet être instructif. De là à l’inviter à participer à une réunion à l’Elysée. »
Juppé, lui, réalise sans doute que quand il tentait, au Caire, de rattraper les errances de la France en Tunisie et en Egypte, un philosophe et un président jouaient contre lui. « Il n’y a que deux explications rationnelles à ce qui s’est passé jeudi, explique François Heisbourg. Sarkozy a voulu faire oublier qu’en 2007, il avait reçu Kadhafi comme aucun chef d’Etat ne l’avait fait. Il en a profité pour se venger du nouveau ministre d’Etat qui l’avait obligé à se couper un bras, Hortefeux, et une jambe, Guéant. » Selon une source au Quai, Juppé aurait eu une vive explication avec le président sur le mode du « plus jamais ça ».
Quant à BHL, il fanfaronne, loue sur Al-Jazeera le courage de Sarkozy, est fier d’avoir court-circuité ces diplomates qui n’ont servi à rien au Rwanda et en Bosnie. Et rappelle qu’en matière de « diplomatie corsaire », il n’en est pas à son coup d’essai : en 1992, dans Sarajevo assiégée, il organisait une rencontre entre Mitterrand et le président bosniaque Izetbegovic. Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, ne fut informé qu’au dernier moment…
Guillaume Villadier
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