Sur la Syrie, la Libye, Hollande et Sarkozy, le droit d’ingérence mais aussi son « narcissisme » supposé, ses rapports au cinéma et Marine Le Pen qui le poursuit en justice pour diffamation, Bernard-Henri Lévy s’explique à l’occasion de la sortie de son documentaire « Le Serment de Tobrouk ». Entretien exclusif.
Etait-ce la fonction d’un film sur la guerre ?
C’est l’aventure de tout écrivain. Régler la focale entre soi et soi. Entre son commencement et son origine. Un écrivain est quelqu’un qui ne cesse de fouiller dans cet espace-là, cet entre-deux, et de le mesurer. Que cela relève d’une autre logique que le sauvetage des libyens, je le conçois. Mais une fois ceux-ci sauvés, une fois les travaux de la politique achevés, pourquoi pas ?
Vous êtes, comme Cocteau, pour un décloisonnement des domaines artistiques ?
Je ne suis pas « pour » ce décloisonnement. C’est une donnée de la situation. Du point de vue d’un écrivain, il n’y a pas de différence entre un essai, un film, une pièce de théâtre, un haïku, un roman. Son imaginaire est, de fait, décloisonné. Et cela pour la bonne et simple raison que c’est quelqu’un qui travaille avec le même souffle, avec le même corps, sur les mêmes réserves, avec les mêmes arrières, quand il écrit avec les mots ou bien avec les images.
Il y a bien des différences, tout de même ?
Oui. Mais pas si grandes qu’on croit. Et bien moins importantes que les ressemblances. Pour moi, en tout cas, c’est très clair. Les quelques camarades qui m’ont vu à la table de montage, avec Vojta Janiska, savent que j’ai monté ce film comme on monte un texte. Collures… Collages… Palimpsestes… Reprises… Ponctuations… Brouillons… La même chose.
Pour vous, les films d’écrivains constitueraient un ensemble à part, étrange, singulier, dans l’histoire du cinéma ?
Sans doute, oui. Et c’est même la grande erreur que commet le Syndicat quand il voit paraître le film d’un écrivain…
De quel syndicat parlez-vous ?
Le Syndicat de la critique. Ce groupe de gens qui se connaissent tous et qui décident souvent, avant de voir, ce qu’ils vont collectivement penser des films. Je n’ai rien contre, notez bien. C‘est un mode de fonctionnement comme un autre. Il faut juste en être conscient. Le Syndicat, donc, quand il voit arriver un film de Houellebecq, ou de moi, ou de Moix, ou, jadis, de Romain Gary ou de Cocteau décide, a priori, que c’est nul. Pourquoi ? Parce qu’il a ses cadres préétablis. Et que, le film de Gary, il le compare aux films de Truffaut, ou de Chabrol, ou à n’importe quel film contemporain – alors que son vrai contexte, celui où il fait sens, c’est évidemment les autres films de Gary, je veux dire, ses livres, le reste de son œuvre. De même pour Cocteau dont on trouvera les films emphatiques, grotesques, lamentables si on les compare à ceux d’Autant Lara – mais qui deviennent magnifiques si on les réfère à ses poèmes, ou à Thomas l’Imposteur.
Et le Syndicat, comme vous dîtes, n’est pas capable de comprendre cela ?
Ben non. Pas toujours. D’autant qu’il a des méthodes bizarres, le syndicat. Prenez le cas Assouline, Pierre Assouline, qui a une sorte de blog où il éreinte mon film tout en disant qu’il n’ira pas le voir (il est vrai qu’il n’est pas exactement critique de cinéma). Je me souviens de ce situationniste, à la fin des années soixante, qui s’appelait Mustapha Khayati et qui avait publié un mémorable « De la misère en milieu étudiant » On attend, quarante ans après, un « De la misère en milieu écrivant ».
Quel est la nature des liens entre littérature et cinéma ?
Si on prend le problème du point de vue des écrivains, je viens de vous le dire : une extension du domaine de la lutte littéraire. Si vous le prenez de l’autre côté, celui des gens de cinéma, c’est autre chose : une source d’inspiration – voyez Truffaut citant le Journal de la Belle et la Bête de Cocteau comme l’un des arts de filmer les plus importants de l’époque…
Mais le cinéma, n’est-ce pas tout ce qui échappe au scénario ?
Au scénario, d’accord. Mais à la littérature ? N’échappe pas qui veut à la littérature. Que voulez-vous dire ? Qu’il y a une servitude innée du cinéma à la littérature. Celle-là même dont un de mes maîtres, Jacques Derrida, disait qu’elle asservit la parole à une sorte d’archi écriture. Ça ne veut pas dire, naturellement, que le cinéma n’en sorte pas. C’est le cas de Godard. Il est celui qui a le mieux reconnu, identifié cet asservissement fondamental (voyez toute l’histoire de la Nouvelle Vague dont il aura passé sa vie à tenter de s’extraire ; voyez ce qu’il dit, justement, de l’histoire de la caméra stylo – je cite de mémoire : « un truc que Sartre a refilé au jeune Astruc pour faire passer l’image sous la guillotine des mots »). Et il est celui qui, par exemple dans A Bout de souffle, est allé le plus loin dans la tentative d’émancipation.
Mais il n’y a pas qu’A bout de souffle…
Oui, mais il y a un héroïsme godardien qui est d’avoir tenté, et parfois réussi, cette émancipation du cinéma hors du champ de la littérature. Il aime la littérature. Il est lui-même une sorte d’écrivain. Mais il a lu Derrida et il sait que l’écriture, on ne s’en déprend pas si aisément ; il sait que l’écriture est une prison terrible ; et il est un Maître pour ces raisons mêmes – il connaît la question et il est celui qui s’est donné le plus de mal pour conjurer la malédiction. Alors, après, le problème reste entier. Le grand problème du cinéma c’est celui de cette servitude à la littérature. Ou, si vous préférez, le surmoi littéraire du cinéma, Et c’est d’ailleurs sans doute pour ça qu’on fait généralement la peau aux écrivains qui font du cinéma. Ils lâchent le morceau. Ils passent aux aveux. Ils sont ces mal élevés qui décident de lever le voile sur la servitude originaire du cinéma par rapport à la littérature. Et ça ce n’est pas acceptable.
Après la guerre de Libye, vous avez déclaré avoir agi au nom de votre judéité. En quoi le judaïsme est-il un moteur ?
Je ne l’ai pas seulement dit après. Je l’ai dit tout le temps. Et, en particulier, à chaque étape, à mes amis libyens. Ce judaïsme a forgé ma vision du monde. Ou, en tout cas, ma morale. Il l’a fait tard, d’accord. Je suis issu, comme je le disais à Houellebecq dans notre livre de correspondance, d’une famille déjudaïsée où l’on pensait que le judaïsme est un fardeau, qu’il met en danger, qu’il faut l’oublier. Mais enfin j’y suis venu. Et ce judaïsme de la dette, de la responsabilité pour l’autre, du surplomb, qu’ont pensé Rosenzweig ou Levinas, j’ai dû le retrouver, je l’ai fait mien et c’est lui qui m’anime en Libye. On m’a beaucoup reproché d’avoir dit que c’est « en tant que juif » que j’ai participé à cette guerre en Libye. C’est, pourtant, tellement évident.
Et quand Abdeljalil, que vous avez si ardemment soutenu, fait cette déclaration sur la Charia ?
Je me dis, comme Swann à la fin de La Recherche : « et dire que j’aurai fait tout cela pour quelqu’un qui n’était pas mon genre ».
Ma théorie c’est qu’Odette est parfaitement le genre de Swan et qu’il se ment.
Vous avez sans doute raison. Proust n’est pas idolâtre. Il ne croit pas non plus, tant que cela, aux Idées. Et moi, finalement, non plus. Abdeljalil, je l’accepte tel qu’il est – empêtré dans ses insolubles contradictions.
Marine Le Pen veut vous poursuivre en justice pour diffamation. Votre réaction ?
Excellente chose. A transformer en grand procès public montrant que le Front National n’a pas changé ; que le fond nazi est toujours là ; je suis enchanté.
Comment seraient reçu un Malraux ou un Sartre aujourd’hui ? Impression que nous vivons dans un temps où l’on se moquerait de l’un pour son lyrisme, de l’autre pour son tonneau à Boulogne-Billancourt, que l’héroïsme et l’engagement sont souvent moqués…
Nous vivons dans un temps où l’on ne supporte pas qu’un écrivain « la ramène ». Et, s’‘il « la ramène » trop, on fera tout pour le réduire, le rapetisser et, à la limite, l’annihiler. C’est embêtant pour moi, bien sûr. Car je suis, je le sais bien, le prototype de ça. Mais bon…
Vous parliez de ça avec Houellebecq dans votre correspondance…
J’ai une vision « héroïque » des choses et de mes contemporains. Houellebecq, lui, a une vision plus nihiliste. Mais ce dont on s’est aperçu en écrivant Ennemis publics c’est qu’on nous reprochait quand même la même chose : de la ramener ; et qu’on avait à peu près les mêmes ennemis, comme l’étrange Pierre Assouline, l’homme qui parle des livres ou des films en disant qu’il ne les verra pas.
Qu’appelez-vous, au juste, « vision héroïque » ?
La nostalgie de la grandeur. Celui qui en a le mieux parlé c’est Pierre Guyotat dans ses entretiens avec Marianne Alphant. Je ne m’y résigne pas, moi non plus, à vivre dans un monde qui a perdu ce sens de la grandeur. Je ne me résigne à ce que le goût de l’héroïsme par exemple, ou tout simplement le souci de l’autre, disparaissent de notre univers. Les grands thèmes de mon film, finalement, c’est quoi ? La fraternité (avec les Libyens). La transmission (la mémoire de la France Libre). Le dialogue entre les vivants et les morts (ce que j’appelle, après Benjamin encore, la revanche des vaincus).
Les attaques vous affectent ?
Non. Encore qu’il m’arrive de repenser à ce mot de Rilke que cite Romain Gary en pleine affaire Ajar : « Si le temps passe et que ton nom circule parmi les hommes, n’en fais pas cas ; pense qu’il est devenu mauvais et jette-le ; prends-en un autre, n’importe lequel, pour que Dieu puisse t’appeler en pleine nuit ; et tiens-le secret à tous ».
Vous avez parfois dit qu’elles touchaient un « autre moi », un hologramme de soi…
Le modèle c’est Pythagore dont la légende voulait qu’il eût vécu « vingt vies en une vie » – un concentré d’expériences, sensations, libertés vécues, réflexes, fidélités et infidélités, entêtements et apostasies, ruptures encore. Donc deux moi, oui – au moins !
Aujourd’hui, qu’allez-vous faire ?
Essayer de convaincre François Hollande de prendre l’initiative en Syrie. Il a le choix entre son maître et son prédécesseur. Il peut être Mitterrand (non intervention en Bosnie) ou Sarkozy (ingérence réussie en Libye). Ce film, « Le Serment de Tobrouk » sert à ça, à montrer ça.
Le Serment de Tobrouk. En salles dans toutes la France.
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